dimanche 24 juin 2012

L'amour ne suffit pas : chapitre 9


Chapitre 9 — Cascade de Lu Shan



            Il avait réussi.
            L'eau coulait en flots scintillants, transparence bleutée qui laissait entrevoir la roche de la montagne. Le son sourd de son cours clapotait en gouttelettes légères, éclaboussant la mousse collée à la pierre, la léchant d’une écume mousseuse. La cascade montait en fraîcheur douce, geyser éclatant sous le soleil, ses paillettes effervescentes scintillaient sous le ciel léger.
            Derrière lui, il entendit la voix perçante de Shunrei s'élever en exclamation surprise. Fier il se retourna. Son maître le regardait impassible, un œil sombre sous son chapeau. Rien sur ses traits usés ne laissait entrapercevoir une quelconque joie. En fait il paraissait même mécontent.
  « Maître, j'ai réussi ! La cascade, j'ai inversé son cours ! »
            Le vieil homme fit claquer son bâton par terre.
  « Tu en as mis du temps... Et en plus regarde-moi ce travail mal fait ! », ragea-t-il.
            Shiryû ouvrit la bouche de protestation et se retourna pour admirer son œuvre. La cascade choisit ce moment-là pour retomber en chute violente vers lui, le projetant vers l'arrière. Le cri de Shunrei l'accompagna alors qu'il était rejeté vers la maison, impuissant. La jeune fille courut vers lui et le redressa, l'air soucieux.
  « Shiryû... Tu vas bien ? », demanda-t-elle, inquiète.
            Il s'efforça de lui sourire. Son corps lui faisait mal, mais ce n'était pas grave. Il vit son visage s'apaiser, ses cils se relâcher.
  « Je suis rassurée... », inspira-t-elle.
            Shiryû se redressa et avança vers Dohko. Son maître restait assis, impassible. Shiryû s'inclina :
  « Vieux maître...»
Dohko consentit finalement à relever la tête et posa un regard lourd sur son élève, plongeant ses yeux sombres au fond de lui, semblant juger toute son âme. Shiryû se sentit désarmé. Enfin, le vieil homme consentit à baisser les yeux et soupira :
  « Shiryû... Tu n'as pas pensé à ce qui se passerait après ? C'est bien de parvenir à renverser la cascade, encore faut-il prévoir que ce ne sera pas éternel et qu'elle risque de te retomber dessus... »
            Bien sûr... C'était si logique... Il n'y avait juste pas pensé. Il sourit.
  « Merci vieux maître... »
            La pupille de Dohko brilla soudainement et il se mit à rire.
  « Tu es complètement trempé... Va te changer ! »
            Shunrei saisit la main de Shiryû et l'entraîna vers la maison.
  « Tu comptes l'aider Shunrei ? », se moqua gentiment le vieil homme.
            La jeune fille rougit mais ne lâcha pas la main humide. Shiryû sentit brutalement sa poitrine se serrer sans comprendre.

  « Tiens !»
            Elle glissa une serviette épaisse dans les mains de Shiryû. Il la remercia. Elle avait de longs doigts fins, des cils épais qui ombraient ses iris, une bouche menue en forme de cœur...
            Il l’avait toujours su, mais ces dernières années l’avaient épanouie. Elle irradiait sous ses yeux, elle était une vague d’énergie douce.
            Des gouttes lourdes tombaient de ces vêtements mouillés, détrempant le plancher.
  « Shiryû !, hoqueta Shunrei. Tu inondes le sol, va te changer ! »
            Il se força à ne plus la regarder, à détacher son regard de ses traits fins. L’eau glissa sous ses pieds jusqu’à sa chambre, en sillon humide.


            L’air était frais le soir, il s’étalait le long de la montagne, encerclait la cascade des rayons rouges du crépuscule. Shiryû s’était avancé vers la cascade, la regardait chuter en se moquant de lui. Il sourit. Il l’avait vaincue, qu’elle bruisse tant qu’elle voulait.
            Une présence douce et familière s’approcha derrière lui. Elle avait croisé les mains et regardait l’eau tomber du coin de ses yeux sombres.
  « Et maintenant ? », demanda-t-elle.
            Il se retourna pour lui sourire.
  « J’ai promis de revenir avec l’armure au Japon, c’est un vieux contrat… Je suis obligé de l’honorer. »
            Elle frémit en desserrant les doigts.
  « C’est ton armure… Reste… Rien ne t’oblige à y aller. Tu n’avais que treize ans ! Une promesse d’adolescent n’a pas à être tenue », réfuta-t-elle.
            Elle se rapprocha de lui et se serra contre son épaule.
  « Le vieux maître t’a donné une armure et tu veux la donner ? »
            Il rit doucement.
  «  Je ne veux pas la donner… Je veux juste retourner là-bas, honorer ainsi ma dette, puis je serai libre… »
            Shunrei se hissa sur la pointe de ses pieds et serra ses bras autour de son cou.
 « Ne comprends-tu pas ? J'ai peur que tu t'en ailles... »
            Il trembla. Les longs cheveux frôlaient sa joue en fils fous, caressaient son âme tiède. Elle rapprocha ses lèvres roses et chuchota.
 « Nous ne sommes plus des enfants tu sais... Je suis lasse de t'attendre. »

            Il ne savait que répondre, il n’osait pas.
            A regret, la forme tiède se détacha de lui et repartit silencieusement vers la maison.
            Shiryû frissonna. Il avait froid. Le corps chaud de la jeune femme avait laissé un vide douloureux dans son dos, et son départ le glaçait.
            La cascade crépitait sans changer, clapotis léger et gelé.


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L'amour ne suffit pas : chapitre 10


Chapitre 10 — Île d’Andromède


            Il devait y arriver.
            Le cosmos… Il l’avait toujours ressenti. Il ne savait même pas que la majorité des gens ne le voyait pas. Il lui avait fallu une année pour le comprendre. Energie pure… Son maître, Daidalos, lui montrait comment la maîtriser. D’hésitant, Shun était devenu confiant. Il avait craint qu’on ne lui demande de devenir un grand guerrier, avec des muscles puissants et des bras épais. Mais non, il devait apprendre à contrôler cette énergie, ce cosmos. Et ça, Shun savait faire…
            Son apparence jouait toujours contre lui. S’il avait grandi, il ne serait jamais bien haut, et ses traits doux et androgynes n’impressionnaient guère. Il s’était par contre surpris à découvrir son corps musclé, dur quand il passait la main sur sa peau. Daidalos ne lui avait jamais fait faire d’exercices si intenses en y réfléchissant. Il lui avait fait répéter des mouvements précis de combat, l’avait envoyé chercher des algues à l’autre bout de l’île, affermissant le corps mince.
            Mais Shun s’épuisait. Il s’était évanoui en entraînement. Il n’avait pas une résistance charnelle intense, il en était cruellement conscient. Il ne gagnerait jamais sur le plan purement physique.
            Le cosmos.
            C’était finalement la seule chose importante pour un chevalier. Shun savait qu’il pouvait le maîtriser à un niveau intense. Il avait demandé à subir l’épreuve du sacrifice. Ses membres fins ne supporteraient plus longtemps l’entraînement. Mais l’épreuve demandait du cosmos…
            Il devait y arriver.

            L’énergie flottait tout autour de lui. Les yeux fermés, il la sentait l’entourer. Elle balayait le sol sablonneux, elle soufflait dans les roches brunes, elle faisait respirer le ciel chaud. Il n’avait qu’à la saisir entre ses doigts, l’entourer autour de ses poignets, et la projeter où il voulait en rafale intense.
            Il serra le poing. Le cosmos en lui s’intensifia, se lia avec ce qui l’entourait. La pression de l’énergie pesait autour de Shun, l’empêchant de respirer. Il déplia ses doigts, lançant le concentré de puissance loin de lui, l’expulsant vers la roche. Il sentit le cosmos exploser en tempête sourde, déflagrer entre les atomes paniqués de la pierre.
            Le craquement lourd le tira de sa transe douce. Il leva les cils. La roche brisée tombait en cailloux pointus vers le sol. Shun sourit.
            Il y arriverait.

  « Tu es fou ! »
            June semblait fâchée depuis que Daidalos était parti sur l’île voisine chercher de quoi préparer l’épreuve. Elle avait appris la résolution de Shun froidement, et leur maître était parti trop vite pour qu’elle ne puisse protester. Elle avait alors cherché Shun, sans atteindre son but. Tremblante de rage, elle s’était assise à leur camp, attendant leur retour. Ses premiers mots n’avaient pas été amènes quand le jeune homme était rentré.
  « Tu vas mourir, tu t’en rends compte ?, avait-elle poursuivi. Tu n’es pas assez fort, tu n’arrives même pas à supporter un entraînement un peu plus intense. Tu es faible, tu n’es pas fait pour être chevalier, rentre chez toi ! », rageait-elle.
            Shun écarta les lèvres pour protester puis se ravisa. A quoi bon ? Il tourna le dos à la jeune femme et rentra dans sa petite maison. Il l’entendit crier dehors :
  « Shun ! Tu dois renoncer ! »
            Shun s’assit sur son lit et tendit la main gauche vers la photo de son étagère. Combien de temps déjà ? se demanda-t-il. Six, sept ans ? Seul l’espoir l’avait maintenu assez fort pour tout supporter. Et cet espoir était en train de mourir… s’avoua-t-il brutalement. Il serra la photo contre son front pour cacher ses yeux humides. Il n’en pouvait plus. Daidalos était un bon maître. June était gentille. Mais le soleil brûlait sa chair tendre, la chaleur l’asphyxiait. Son regard était las de ne voir que des roches sans verdure, d’oublier que la vie existait. Son corps s’était lacéré de cicatrices fines, drainant peu à peu sa foi de revenir victorieux. Ikki… Il lui avait promis.
            Shun refoula ses larmes et tenta de se détendre. Oui il passerait l’épreuve. Il la réussirait, il savait maîtriser le cosmos. Il gagnerait alors son armure et tout serait fini. Il posa la tête contre le mur et observa le mur blanc. Dehors June semblait avoir abandonné, et seul le silence habituel du vent glissant sur l’île nue résonnait. Shun laissa son rythme le bercer, calmer ses craintes. Il tendit machinalement les doigts vers son pendentif en forme de pentacle, le serra de la main droite. Les rafales balayaient la pierre, emportant un sable fin qui grésillait contre les parois, elles soufflaient loin de Shun son ébauche de désespoir. Il sourit.


            Les chaînes sur ses poignets étaient froides, et dans son dos, la roche brûlante piquait sa peau de striures en relief. Le métal le serrait de plus en plus contre elle, l’empêchait de fuir.
  « Tu es vraiment sûr ? », demanda Daidalos d’une voix grave.
            Shun opina de la tête.
            Son maître se retira pour l’observer de plus loin, June à ses côtés, peu rassurée.
            Le soleil était haut dans le ciel, chauffant doucement la chaîne. Sous les pieds de Shun, l’eau montait lentement, marée ascendante pour l’engloutir. Il ferma les yeux. Les chaînes formaient une dissonance qu’il n’avait pas prévu. Il plongea doucement son énergie en elle, cherchant comment séparer les atomes. Le métal devenait brûlant contre sa chair, rougissant sa peau en douleur aiguë. Shun se mordit les lèvres. Il sentait son épiderme gonfler en cloques intolérables par endroits. Il ne parvenait plus du tout à se concentrer, l’esprit tordu sur la souffrance.
            L’océan montait sur son corps en fraîcheur douce, léchant ses blessures de sel. Shun grimaça. Il avait oublié pourquoi il était là. Il avait oublié ce qu’il devait faire. L’acier froid du pendentif autour de son cou l’apaisa brutalement, sans qu’il le comprenne. Le souvenir tendre de son frère lui revint. Il revit ses sourires cachés, son attention quotidienne, son affection pure. Shun se rappela ses espoirs.
            Il serra les poings sur les chaînes alors que l’océan caressait son menton, et se reconcentra sur leur structure. Il voyait enfin clairement comment la faire exploser. En un soupir, il rompit les anneaux. C’était si simple… Devant lui, Daidalos ouvrait la bouche de stupeur, et les épaules rigides de June s’affaissèrent de soulagement. Shun sourit.
            Il avait réussi.


            Il avait salué son maître. Le bateau l’attendait et June l’avait accompagné.
            Avant qu’il ne monte dans le zodiac, elle le serra doucement dans ses bras. Shun, surpris de ce mouvement d’affection, rendit maladroitement l’accolade.
  « Prends soin de toi ! », chuchota-t-elle.
            Il lui sourit.
  « Toi aussi ! Je suis sûr que tu gagneras certainement ton armure. »
            Il l’entendit soupirer.
  « Peut-être… Peut-être nous reverrons-nous un jour ?, demanda-t-elle.
  – Nous sommes amis, répondit-il gaiement, ce sera avec plaisir.
  – Shun… »
            Le pilote du bateau bougonna derrière eux. Shun posa doucement une main sur l’épaule de sa camarade.
  « Je dois y aller… »
            Il monta dans le zodiac et s’assit, la boîte de son armure à ses côtés. Il sourit à June en la saluant du bras tandis que le bateau s’éloignait.
            Sur la berge, la jeune fille regarda l’embarcation s’éloigner vers l’horizon rouge. C’était un mauvais présage. Elle suivit le bateau du regard, jusqu’à ce qu’il disparaisse de sa vue. Le vent du soir souffla dans ses cheveux blonds, chuchotant la mélopée du crépuscule.
            A regret, elle tourna le dos à la mer.

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mercredi 20 juin 2012

L'amour ne suffit pas : chapitre 8


Chapitre 8 — Île de Death Queen


Le soleil se cachait derrière le volcan massif, léchant les fragrances de la montagne de sa langue dorée. Le soufre jaunissait les nuages d’une teinte malade, rongeait le sol terreux.
Le jeune homme s’asseyait ainsi après sa dure journée, le corps encore meurtri des coups de Guilty. Alors la voix gaie montait vers lui :
  « Ikki ! »
Elle agitait le bras, les yeux plissés par son sourire.
Il ne la voyait pas.
Il voyait un jeune garçon, les cheveux châtains portés par le vent, sa bonne humeur creusée dans ses joues. Le vert de ses yeux filtrait sous ses cils, et son visage doux devenait chaque jour plus adulte, chaque jour son frère le trouvait plus beau.
Puis Ikki se souvenait. La chevelure s’éclaircissait en fils d’or, le torse se bombait en poitrine menue. Elle riait, et grimpait la fine pente, tenant sa robe de bure entre ses doigts fins. Sa silhouette pâle se détachait sur le ciel sombre de fumée. Elle tirait un tissu fin de la corde qui enserrait sa taille, et elle épongeait les blessures du jeune homme. Il l’observait du coin de l’œil, tentant de cacher son trouble, essayant de la voir, elle.


Elle lui avait dit s’appeler Esméralda. Elle avait été vendue comme esclave par ses parents et il avait frémi à l’idée d’un tel foyer. Mais elle en riait. Elle lui avait présenté ses amies. Lucia avait de longs cils noirs et une sombre affaire d’abus familiaux. Margaret et ses cheveux roux venaient d’une maisonnée ruinée. Gabrielle et ses dents blanches avaient fui un bordel. Maria… Jocelyne… Déborah… Elles avaient toute une histoire, plus tragique que celle des autres.
Elles lui avaient parlé, intriguées de voir un homme musclé malmené, avaient papillonné leurs corps minces près de lui.
Il avait peur. Leurs yeux doux n’avaient plus d’espoir, leurs épaules rondes s’affaissaient dans l’abattement. Et puis… Aucune n’avait les traits doux de Shun, aucune ne suscitait cette émotion étrange qui le traversait quand il croyait le voir en Esméralda.
Il avait un peu honte de lui.

Elle avait agrandi les yeux quand il lui avait avoué qu’elle ressemblait à son frère, avant d’enchaîner sur un rire de cristal.
  « C’est un beau garçon alors ! », avait-elle taquiné.
Encouragé par sa gentillesse, il lui avait raconté. Il lui avait parlé de l’être minuscule qu’on avait posé dans ses bras, de la bonté pure qu’il voulait protéger. Il lui avait narré le tirage au sort, son choix de prendre sa place, de leurs promesses.
Elle l’avait regardé de ses grands yeux d’océan lointain, une mine grave fixée sur ses pupilles larges. Puis elle avait porté l’index à sa bouche et avait réfléchi :
  « En fait, la ressemblance n’est pas que physique… »
Ikki avait tressauté.
Elle avait raison.
C’était perturbant.
Puis elle avait ri et posé sa main gauche sur son épaule.
  « Alors tu as une raison parfaite de décrocher ton armure !, s’était-elle exclamé. Je vais veiller à ce que tu sois en parfaite condition pour cela ! », avait-elle rajouté en levant le doigt, l’air brutalement très sérieux. Ikki avait écarté les lèvres de surprise, mais elle s’était remise à rire. Shun riait-il toujours ?, s’était-il demandé angoissé ?
Il n’avait pas vu la forme sombre derrière eux qui avait écouté chaque mot, il n’avait pas senti le souffle brûlant et malveillant.


  « Je deviens trop vieille… », soupira Esméralda.
Ils s’étaient assis le soir à leur habitude, face aux champs de céréales. Elle prenait une pause de quelques minutes avant de se remettre à l’ouvrage, et nettoyait du mieux qu’elle pouvait les plaies du jeune homme.
  « Trop vieille ?, rit Ikki. Tu n’as pas même seize ans.
  – Justement… Parfois mon maître… »
Elle serra son bras sale de sa main opposée.
  « Parfois, il me… touche. Il… remonte sur ma cuisse et je… »
Ikki la regarda bouche-bée.
  « Enfuis-toi… Enfuis-toi loin…, chuchota-t-il.
  – Ma famille me revendrait… », souffla-t-elle en baissant les yeux.
Ikki posa maladroitement la main sur son épaule.
  « Alors pars ailleurs… Un endroit où tu n’auras plus de maître !
  – Ceux qui s’enfuient… Non, c’est une mauvaise idée », se murmura-t-elle.
Il tapota doucement la peau moite.
  « Comment cela une mauvaise idée ?
  – Les chevaliers noirs, ils…
  – Qui ? »
Elle redressa son visage vers lui et lui sourit.
  « Disons que si Guilty est mauvais, au moins il nous protège d’eux…
  – Je ne comprends pas… »
Elle expira et se releva.
  « Je dois y aller… Si mon maître me trouve ici, tu sais ce qu’il se passera. »
Il le savait. Son maître la battait.
  « Je pourrais te protéger…
  – Non !, le coupa-t-elle. Toi, tu dois gagner l’armure du phénix et revenir à ton frère. »
Elle s’enfuit en petits sauts légers, retourna travailler dans le champ. Il la suivit du regard, petit animal sauvage sur le sol noir de la lave séchée.

Soudain une pensée horrible le fit trembler. Shun… Et si… et si quelqu’un le touchait ? Esméralda lui ressemblait tant… Le toucher, caresser sa peau blanche, glisser ses doigts vers… toujours plus… Voir ses yeux se fermer, sa bouche s’entrouvrir sur des soupirs… Ikki frémit, une sensation étrange dans la gorge. Il voyait la scène avec une lucidité terrifiante, et un mélange de peur et de jalousie le traversa.
Non… C’était cette île qui faisait ça.
C’est le deuxième lieu d’entraînement le pire… Il y gèle la nuit, et le jour il y fait si chaud que tu peux faire cuire un œuf sur une pierre au soleil. Pas de végétation, pas de ferme, pas de village… Rien qu’un rocher isolé sur lequel quasi personne ne va.
Les phrases résonnèrent dans sa mémoire. Puis il se força à sourire. Si personne n’y allait, son frère était en sécurité. Oui, il le devait…


Ikki descendit vers sa pièce, s’assit contre le mur. La pierre était froide et calmait ses craintes. Le blanc des cloisons avait été grisé par le temps, et il s’effritait en poussière de cendre le long de son dos. Ikki soupira. Il ne savait plus depuis combien de temps il était là. Il lui semblait que son maître ne faisait que le frapper, il ne comprenait pas ce qu’il devait apprendre. Il avait juste compris comment voir les coups arriver.
Des pas lourds s’avançaient dans l’escalier, annonçant l’arrivée de Guilty. Ce dernier posa ses mains sur ses hanches et dévisagea le jeune homme.
  « Tu t’amuses bien avec ton esclave ? »
Ikki le regarda, surpris, avant de répondre fermement.
  « C’est une amie, oui… »
Guilty ricana.
  « Tu crois que je ne sais pas à qui elle te fait penser ? Tu crois que je ne sais pas qui tu vois chaque fois que tu poses les yeux sur elle ? »
Guilty se pencha sur lui. Sa peau dégageait une odeur fauve qui encerclait le jeune homme.
  « J’ai vu la photo, susurra Guilty. Il te regarde de ses yeux doux, rit à tes histoires, panse tes blessures. Tu le vois grandir jour après jour… Ce n’est plus un enfant, mais un beau jeune homme. Il a des yeux de biche, d’un vert de fougère, et ses cheveux châtains flottent en te chatouillent le nez. Tu es fier… »
Ikki déglutit. Guilty avait posé ses mains sur les siennes et posait le poids de son corps pour l’empêcher de bouger. Son masque frôlait le visage du jeune homme, argile froide et dure.
  « Oui tu es fier… Mais au fond de toi, la honte te gagne… Car tu le désires. Tu le désires violemment. Tu veux plonger ton amour en lui, éteindre la flamme dans ses bras, regarder son visage hurler ce que tu n’oses dire. Tu le désires et as peur de le salir. Tu te hais de penser ça, tu te hais de le convoiter…
  – Non… », protesta faiblement Ikki en tournant la tête.
Guilty lui saisit le menton de la main droite et l’obligea à le regarder.
  « C’est de l’inceste, tu le sais. Oui, inceste, c’est le mot, celui que tu murmures la nuit sans oser te l’avouer. »
Les doigts écrasés d’Ikki frémirent sous la paume de Guilty. Ce dernier eut un ricanement grave.
  « Mais est-ce à toi de t’en vouloir ? Ou à lui de t’avoir amené ici ? S’il n’était pas né, tu n’aurais pas perdu ta mère, tu n’aurais pas dû construire ta vie autour de lui. S’il n’avait pas tiré le nom de cette île, tu ne te serais pas sacrifié pour venir ici. S’il n’existait pas, tu n’aurais jamais tissé ta vie pour lui plaire, tu ne l’aurais jamais aimé, tu n’aurais jamais basculé vers… »
Il se pencha et murmura le mot à l’oreille du jeune homme. Ikki écarquillait les yeux, son corps tremblant sans qu’il ne le remarque. Ses pupilles dilatées étaient dirigées vers le plafond, en regard aveugle de stupeur.
  « Mais il y a une solution Ikki…, chuchotait Guilty. La haine est proche de la passion… Transforme cette passion, puis tue ton frère, tu n’auras plus de tentations… Puis tue les proches, ceux qui ont pu se douter de la chose. Sois fort ! »
Guilty se redressa. Après un dernier regard sur le jeune homme pétrifié, il remonta.

Seul, Ikki sentit ses joues se tremper doucement alors que son corps rigide battait en douceur cruelle de désir.
Il se haït lui-même.




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mardi 19 juin 2012

L'amour ne suffit pas : chapitre 7


Chapitre 7 — Sibérie


            Isaak rit.
  « Mais si ! Le phoque a trébuché sur la glace !, protestait Hyôga.
  – Doux rêveur… »
            Le jeune homme blond s’assit en tailleur près du feu.
  « Et toi, de quoi rêves-tu Isaak ? », demanda-t-il.
            Isaak pointa ses yeux verts sur le jeune Russe et sourit.
  « Je t’ai déjà raconté la légende du Kraken…
  – Oui, se souvint Hyôga.
  – Je veux la justice, que le monde soit pur et protégé, poursuivit Isaak.
  – Et qu’est-ce que la justice selon toi ?, insista Hyôga.
  – C’est une valeur absolue, un idéal où les droits de tous seraient respectés. Un monde sans taches ni tyrans, où règnerait la paix, développa Isaak.
  – Je vois. »
            Hyôga plongea ses yeux bleus dans le feu crépitant. Isaak regarda le visage fin. Il était merveilleusement habitué au climat. Peut-être son sang à moitié russe le protégeait-il ? Il ne s’était jamais plaint du froid brûlant, de la nourriture monotone. Et il était un rival sérieux, ayant compris et vu le cosmos dès le début. Isaak déglutit.
  « Et toi Hyôga, pourquoi veux-tu être chevalier ?
  – Ah moi… »
            Le jeune homme blond tourna la tête vers son camarade. Ses iris de glacier noyaient son regard.
  « Ma mère est morte quand j’étais jeune. Pas loin d’ici, sous la mer de Kara. Le bateau a sombré. On m’a sauvé, mais… pas elle », rajouta-t-il d’une voix étouffée.
            Il baissa les cils vers la couverture du sol.
  « Je veux…, poursuivit-il, je veux la revoir, et pour ça… je dois devenir fort. »
            Isaak ouvrit la bouche de stupeur.
  « Tu veux devenir chevalier pour satisfaire un plaisir égoïste ?, se scandalisa-t-il d’un ton froid.
  – Mais Isaak, objecta Hyôga, la paix commence peut-être par faire la paix avec soi-même… »
            Le coup atteint la mâchoire en un bruit sec.
  « Isaak… », protesta le jeune homme
            Le susnommé ne l’écouta pas et refrappa la peau lisse.
  « C’est indigne ! Je devrais t’ôter la vie ! »
            Hyôga tendit les mains vers le bras de son camarade, attrapa le corps agité.
  « Je sais !; hurla-t-il. Maître Camus m’a dit lui-même que je périrai avec un tel but. »
            Isaak se crispa, le bras tendu sans oser refrapper.
  « Parce que tu as osé le lui dire… »
            Son bras s’affaissa. Il se redressa et saisit son manteau. Son corps raide semblait sautiller.
  « Je ne peux pas rester à écouter de telles fadaises. Tu n’es pas digne d’être chevalier. »
            Hyôga entendit la porte claquer. Il resta assis, les yeux sur le mur. Peut-être Isaak avait-il raison. Il massa doucement l’hématome de sa joue. Il sentait son œil gonfler. Sur un mouvement non calculé, il se redressa et sortit à la suite de son camarade.

            L’air froid heurta sa peau en minuscules flocons pâles. Le vent soufflait fort sur la banquise et les cristaux de neige en devenaient tranchants sous la pression. Hyôga frotta distraitement ses épaules nues, tentant de voir une forme sous le ciel bas. Le blanc de la banquise était brouillé et le soleil caché assombrissait le sol gelé. L’hiver était avancé, et le souffle de la tempête se répandait sur le jeune homme. En un frisson, il tourna les talons vers la demeure de son maître. Peut-être Isaak y était-il allé. Peut-être avait-il voulu se confier.
            La maison de Camus était proche. En béton crépi, elle était ancrée sur une butte légère, murs laiteux sur l’horizon blafard. Les quelques mètres qui la séparaient de la demeure des élèves semblèrent interminables à Hyôga. Il marchait contre le vent, sa peau nue sous la caresse du blizzard. Respirer était difficile, la neige s’infiltrait dans ses poumons en eau gelée, elle glissait dans sa bouche en goût métallique. Avancer, toujours avancer. Isaak…
            La porte se dessinait en gris sur le mur. Hyôga frappa. Le vent soufflait dans ses oreilles, chantait des histoires de spectres. Hyôga refrappa. Personne, personne ne répondait. Inspirant, il ouvrit la porte et se glissa à l’intérieur. L’atmosphère était douce et moite dans la maison. Il entendait le feu crépiter dans la cheminée. Le silence suave l’intimida. Isaak n’était sûrement pas ici. Un gémissement étouffé s’échappa alors de la chambre. La voix était faible, non reconnaissable. Intrigué mais honteux, le jeune homme se rapprocha de la pièce à pas de velours. Il jeta un œil dans l’embrasure de la porte.

            De longs cheveux blonds s’étalaient sur les draps blancs, caressés par des fils roux et soyeux. Les deux corps étaient rapprochés en une étreinte souple, pâleur tiède sous l’air frais. Camus avait posé la main gauche sur le sein, et malaxait doucement la peau rose, pinçait le téton dressé. Elle avait les yeux clos et sa tête renversée était ouverte sur ses lèvres humides. Il la regardait intensément, ses iris bruns en soleil sur sa chair chaude. Il glissait lentement entre ses jambes, son ventre frôlant le sien, les fesses dures qui ondulaient.

            Hyôga tourna vivement la tête, les joues rougies. Il sentait son cœur battre fermement. Sa pensée oscillait entre la gêne de ce qu’il avait espionné et une excitation malvenue. Il repartit le plus discrètement qu’il pouvait, rampa vers la sortie. L’air gelé le ramena à la réalité brusquement. Il ne savait toujours pas où était Isaak. Il tourna ses pas vers le village proche.
            Le froid l’apaisait, cajolait ses ardeurs et son malaise. Le vent le berçait. Et au loin, les atomes chantaient leur mélopée douce… Hyôga tanguait.
            La forme sombre du village annonçait sa présence de lumières éparses filtrant sous les volets des maisons. Hyôga n’y était que peu allé. On leur livrait tout ce dont ils avaient besoin, en une sorte de rite respectueux. Le jeune homme savait qu’il y avait un commerce au moins, et une sorte de taverne, mais s’il était rentré dans le premier, il n’avait jamais vu la seconde. Néanmoins, c’était le meilleur endroit pour demander si quelqu’un avait vu Isaak. Il poussa la porte en soupirant.
            Des visages surpris se tournèrent vers lui. Le regard interrogateur, ils examinaient le corps à peine protégé du jeune Russe, la tête inconnue. Une jeune fille rougissante se rapprocha finalement de lui.
  « Bonjour… Vous devez être un de nos saints ? », demanda-t-elle en battant des cils.
            Hyôga la regarda sans comprendre.
  « Un… saint ? Pas encore je…
  – Vous vous entraînez bien avec notre saint, Camus ?, le coupa-t-elle.
  – Oui, Camus est mon maître mais…
  – Vous êtes donc un de nos saints ! », rit-elle
            Elle replaça machinalement une épingle dans les longues tresses blondes qui encerclaient sa tête.
  « Je m’appelle Sniejana, je suis la fille de l’aubergiste. Laissez-moi vous offrir un thé chaud pour vous réchauffer. »
            Il accepta machinalement. Au milieu des regards qui le détaillaient, il se sentait mal à l’aise. A peine fut-il assis à une table qu’un petit garçon vint le rejoindre.
  « Je peux vous toucher ? »
            Sans attendre la réponse, il avait déjà saisi la main de Hyôga, et passait ses petits doigts dans la paume.
  « Vous semblez fait comme nous pourtant… », commenta-t-il pour lui-même.
            Hyôga avait ouvert la bouche de surprise, sans oser réagir.
            Sniejana arriva avec une théière et une tasse.
  « Yakoff !, gronda-t-elle. Ce ne sont pas des manières. »
            Elle posa ses yeux bleus sur Hyôga et sourit coquettement.
  « Excusez-le… C’est mon cousin. Il est jeune, il n’est pas au courant de la façon de se comporter avec un de nos saints. Tenez… », rajouta-t-elle en penchant ses seins naissants.
            Elle posa la tasse et la remplit d’un liquide brun.
  « C’est votre entraînement qui vous a valu cet œil au beurre noir ?, s’enquit-elle en entrouvrant les lèvres.
  – Oui… On peut dire ça, chuchota-t-il.
  – Quel gâchis ! », minauda-t-elle.
            Elle s’inclina légèrement en clignant des cils malicieusement.
  « Mademoiselle…, l’arrêta Hyôga alors qu’elle se retournait.
  – Oui ?, demanda-t-elle, les pupilles luisant d’espoir.
  – Auriez-vous vu un autre heu… saint passer par ici ?
  – Un autre ? »
            Elle regarda le plafond en une moue songeuse.
  « Notre saint Camus passe parfois ici, mais j’ai cru comprendre qu’il était… occupé, rit-elle. J’ai déjà cru voir que vous étiez deux avec lui, mais l’autre saint, je ne l’ai jamais vraiment rencontré… »
            Hyôga baissa les yeux sur son thé. Isaak… Où était-il ?
            Il sentit la petite main de Yakoff sur son bras.
  « Peut-être vous attend-il dans votre maison ? Parfois les saints font des choses étranges, mais ils reviennent toujours. Enfin, les vrais saints. S’il ne revient pas, c’en était un faux », expliqua le jeune garçon.
            Hyôga lui sourit.


            Isaak n’était pas rentré. Hyôga s’assit près du feu, laissant les flammes l’hypnotiser. Il vacilla et s’endormit sans le réaliser. Quand il se réveilla, il vit Isaak assis près de lui. Il avait baissé les yeux sur ses mains et astiquait ses pouces.
  « Isaak… »
            Le jeune homme brun se tourna vers Hyôga.
  « Je préfère oublier ce que j’ai entendu hier. Faisons comme si rien ne s’était passé. »
            Hyôga acquiesça doucement de la tête.
  « Bien !, s’exclama Isaak. Maître Camus nous attend. »
            Il se redressa brusquement et sortit. Hyôga frotta son visage. Il était revenu… C’était un vrai saint, se dit-il en souriant.

            Camus les avait fixés de son air distant habituel, et avait commencé ses cours. Hyôga se sentait encore un peu gêné de ce qu’il avait vu, mais l’attitude glaciale de son maître lui fit vite oublier ce moment d’intimité espionné. Le vent était tombé, mais le soleil ne s’était pas relevé. La nuit polaire projetait ses lumières fantasmagoriques sur l’horizon, flammes vertes dansant sur la neige bleue. Le ciel de crépuscule étalait ses constellations en étoiles blafardes, flocons de neige qui tombaient sur eux. Le chant du froid s’installa dans le cœur de Hyôga.

  « Reste Hyôga », lui avait demandé Camus.
            Une inquiétude soudaine retraversa le corps du jeune homme. Il vit son maître se rapprocher, flamme profonde sur l’horizon sombre.
  « Hyôga… Si je n’ouvre pas ma porte, cela signifie que tu n’as pas le droit d’entrer. Est-ce clair ? »
            Ses yeux bruns s’étaient figés en désert rocailleux. Hyôga se sentit déraper le long de leur sol caillouteux. Il déglutit.
  « Oui Maître… Excusez-moi. »
            Le regard rigide darda ses flèches de pierre vers lui. Le jeune homme ouvrit la bouche, sentant ses iris s’humidifier. Puis soudain, Camus se retourna.
  « Bien. Tu as compris. J’ai assez de problèmes avec le Sanctuaire…, murmura-t-il.
  – Le Sanctuaire ? », releva Hyôga.
            Mais Camus était déjà parti plus loin.

            En arrivant devant sa maison, Hyôga vit la petite forme, blottie dans son manteau, qui attendait sagement. L’enfant avait rabattu sa capuche sur son front mais quelques mèches auburn s’échappaient et captaient la luminosité faible. Quand il s’aperçut qu’il n’était plus seul, il sourit.
  « Monsieur le saint !, s’exclama-t-il
  – Tu peux m’appeler Hyôga tu sais », répondit le jeune Russe.
            L’enfant porta sa moufle à ses lèvres.
  « Vraiment ? Merci ! Ma cousine m’a dit que je devais vous respecter vous savez…
  – Et pourquoi es-tu là…, commença Hyôga en cherchant le prénom.
  – Yakoff, lui rappela le garçon.
  – Yakoff. »
            Le susnommé tendit un sac de tissu à Hyôga.
  « C’est de la part de ma cousine ! Sniejana », rajouta-t-il en clignant de l’œil.
            Il fourra les poignées du sac dans les mains de Hyôga et s’enfuit en agitant le bras. Le jeune homme interdit ouvrit pensivement le sac et rit. Il y avait une lotion contre les coups.
            Une nostalgie l’envahit brusquement.
            Quelqu’un lui avait déjà offert une de ces lotions… Il posa son dos contre le mur, laissant glisser le souvenir loin de lui. Il ne voulait pas. La seule pensée importante, c’était sa mère. Oui, rien d’autre. Il oublierait tout, sauf elle.


Note : oui j’ai changé la version du manga et l’ai adaptée à ma manière, mais j’ai gardé l’essentiel des rapports Isaak-Hyôga et de la réaction de ce premier quand Hyôga lui avoue son but. Donc… ;)




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L'amour ne suffit pas : chapitre 6


Chapitre 6 — Grèce


            Elle remonta machinalement le foulard qui serrait sa taille fine. Le tissu léger avait tendance à se dénouer et glissait sur ses hanches. Ce n'était pas pratique.
            Au loin, le soleil creusait le sol, rougeur éparse sur les montagnes blanches. L'air encore chaud de la journée frôlait ses bras nus en une moiteur douce et elle s'enivra du parfum de la végétation tiède. La journée avait  été longue, et ses muscles moulus d'avoir entraîné son disciple. Le soir sonnait l'heure du repos, et si son ton avait été sévère vis à vis de son élève, son cœur était ravi de cette pause.
            Elle descendit vers les maisons éparpillées des chevaliers. Le chant des cigales s'éteignait au fur et à mesure que la nuit tombait et des lumières diffuses s'allumaient un peu partout en contrebas. Des odeurs diffuses des repas du soir traversaient son masque fin alors qu’elle se rapprochait du village, et son appétit monta. En ouvrant la porte, elle le vit. Il agitait son corps massif au-dessus de la table et plaçait l’assiette avec maladresse. Le léger grincement des gonds le fit se retourner, et un sourire grossier creusa ses joues.
  « Shaina ! J’ai fait ton plat préféré. »
            Elle grommela tandis qu’il s’asseyait sur le tabouret, le dos tourné et les mains sur le visage. En un cliquetis métallique elle posa le masque sur la table et commença à manger. Cassios semblait un rustre, mais elle le connaissait maintenant assez bien pour savoir qu’il cachait plus de sensibilité qu’on ne croyait. Un peu comme elle…, songea-t-elle en frémissant. Mais le Sanctuaire voulait ça, croyait-elle. Il fallait être fort pour gagner le respect des autres. C’était facile d’être doux et conciliant dans un coin perdu où on était le seul chevalier. Mais dans un lieu où grouillaient chevaliers et aspirants, on devait montrer qu’on méritait sa place. Elle était chevalier d’argent, et l’un des plus puissants de cette caste. Tout le monde devait en être persuadé. Quant à Cassios, il serait chevalier de Pégase. Son seul adversaire était un Japonais maigrelet, il n’avait aucune chance.
            Même si…
            Elle serra le point. Si Cassios avait du mal à percevoir le cosmos, cet asiatique en aurait encore plus.
            Il y avait bien Marin pourtant qui…
            Shaina reposa sèchement son masque et appela son disciple. Il débarrassa docilement. Un coude sur la table et le dos de la main sous le menton, Shaina l’observait. Il sentit le reflet métallique sur sa peau et regarda d’un œil interrogateur sa professeure.
  « Nous allons nous entraîner cette nuit Cassios. »
            Il ouvrit la bouche sans oser protester. Elle rit. Assise, fine et mince, face à un géant de muscles, c’est lui qui était intimidé. Elle était satisfaite.
  « Oui Cassios. Je veux que tu comprennes, que tu maîtrises le cosmos.
  – Le cosmos… Mais je suis plus fort que ce morveux de Seiya !, protesta-t-il.
  – Je n’en doute pas un instant !, rétorqua-t-elle d’un ton froid. Mais si tu gagnes sans maîtriser le cosmos, j’aurai honte de toi ! »
            Il regarda penaud sa vaisselle. Il voulait que Shaina soit fière de lui. En un soupir, il termina de rincer les couverts.


            Elle l’entraînait dur, se dit Shaina en observant au loin les deux Japonais. La silhouette gracile de la jeune femme donnait de longs coups de jambe vers le corps endurci de l’adolescent. Il ripostait en esquivant ou bloquant les coups. Il était doué. La pensée glaça Shaina. Mais il était trop frêle face à Cassios, oui. Shaina soupira en regardant sur sa droite la forme rassurante, épaisse et compacte, du géant.
            L’énergie montait, en un cosmos lumineux, blanc comme le ressac de la mer. Elle s’enflamma et explosa en un choc astral. Shaina sursauta en se retournant vers les Japonais. Ca ne pouvait être que Marin. Oui ça ne pouvait être qu’elle, non ? Le jeune homme semblait satisfait et triomphait en lançant de la poussière vers Marin. Cette dernière, imperturbable, se contenta de lui envoyer son pied dans le ventre, le propulsant au loin. Rassurée, Shaina repartit vers Cassios. Il ne comprenait pas encore tout, ne savait pas maîtriser, mais il voyait un peu les atomes.
            Parviendrait-elle à le faire brûler son cosmos ? Il le fallait…
            Car sinon…

            Seiya.
            Gamin effronté.
            Il l’avait heurtée en courant. Il s’arrêta, étonné, et frotta l’arrière de sa tête de la main droite. D’un sourire maladroit, il s’excusa. Ses yeux bruns brillaient d’impertinence, remarqua-t-elle, agacée.
  « Seiya… Tu vas perdre, pourquoi ne rentres-tu pas chez toi ? »
            Le visage du jeune homme perdit son sourire quelques secondes avant de se creuser en une mimique malicieuse.
  « Mais je suis chez moi ici maintenant Shaina. »
            Shaina hoqueta.
  « Ton accent grec est déplorable, je comprends à peine tes mots. Hors de ma vue ! », menaça-t-elle.
            Il rit en s’enfuyant.
            Un adolescent insolent, rien de plus. Alors pourquoi son instinct lui hurlait-il de se méfier ? Vague blanche qui montait, explosion éclatante. Shaina déglutit. Sa réputation de maître était en jeu. Elle ne se laisserait pas battre.
            Jamais.


Suite -> Chapitre 7

dimanche 10 juin 2012

Une nouvelle vie


            Il avait voulu briller. Cette heure de gloire éphémère à laquelle ils aspiraient tous. Cette heure où il serait enfin admiré pour ce qu’il était, où on le louerait. Vivant ou mort, qu’importe. Qu’était la vie de Chevalier sans cette reconnaissance fugace ?
            Il était arrivé plus tard que les autres, les "légendaires" comme on les appelait. Ils avaient déjà livré de nombreux combats avant qu’il ne gagne même son armure. Mais il rêvait de se faire sa place après. Le jour où le métal froid toucha sa peau, il se sentit rayonner. Tout était prêt pour son renom futur. Confiant, il s’engagea dans la protection d’Athéna.
            Il ne l’avait vue qu’une seule fois, de loin. Ses cheveux longs volaient en halo doré autour d’elle, fils châtain clair sous le soleil. Elle irradiait. Le cœur apaisé, Georges s’était senti plus déterminé que jamais à la protéger. Rien que cette image lointaine, le sourire doux de la déesse qu’il entrevoyait emplissait son âme de ferveur.
            Mais le quotidien vint briser ses rêves. Un ennemi, aussi faible fut-il, était-il annoncé que l’un des légendaires s’en allait l’affronter. Jamais on ne lui demanda plus que de la surveillance. Il serra les dents et attendit. Un guerrier qui ne pouvait combattre, qu’était-il devenu ? La honte le pénétrait parfois les soirs, glissait le long de ses nerfs, et il se mettait à trembler. Un ressentiment cruel envers les gardiens proches commença à l’envahir. Trop présents, jamais un moyen de se faire remarquer. Etaient-ils si orgueilleux pour ne pas prendre en compte la génération de Georges ? Eux aussi étaient chevaliers. Ils s’étaient battus pour le devenir mais ne semblaient pas être utiles.


            Puis Mars arriva. Brutalement tous furent mobilisés. Mais ce fut une hécatombe. Peu préparés, n’ayant jamais eu de vrais combats, la plupart de ces nouveaux chevaliers succomba. La rancœur de Georges glissa en relent acide dans sa gorge. Asphyxiés par les faits de gloire de ses prédécesseurs, il en avait commencé à oublier sa mission. Un mélange de désillusion et d’amertume vint alimenter sa peur de périr. La mort. Il ne l’avait jamais vraiment envisagée. Les grands mots sur le fait de donner sa vie, c’était beau en temps de paix, mais confronté à l’odeur âcre du sang de ses camarades, après avoir enterré plusieurs de ses amis, la terreur commençait à l’envahir. Un respect progressif pour ses aînés naissait en lui. Comment avaient-ils pu endurer tout cela et survivre ?
            Georges se jura de protéger au mieux Athéna tout en frémissant d’horreur.


            Un des ennemis était rentré sur le camp. Il le flairait, alors que le Martien ne s’était pas manifesté. Souffle brumeux qui rampait entre les tentes, chuchotement suave.
  « Tu le sens toi aussi, hein ? », lui demanda son voisin.
            La montagne de muscles sombres à ses côtés porta la main au joyau retenant son armure. Ses cheveux courts rebiquaient en fourches brunes sur le front moite. Georges approuva en hochant la tête :
  « Oui, il est là, mais tente de se dissimuler. Pourtant le camp entier pue sous sa présence. »
            Son voisin rit à gorge déployée :
  « Oh oui il pue, on peut dire ça ! »
            Geki, oui c’était comme ça qu’il s’appelait. Il faisait partie de la génération des légendaires, mais avait été en retrait, et à l’ombre de ses camarades. Pourtant, il n’avait jamais dégagé l’amertume honteuse que Georges avait ressentie. D’une humeur bourrue, il s’était battu pour s’améliorer personnellement, sans se voir prisonnier du succès de ses amis. Georges enviait cette nonchalance combative. Il avait lutté lui au moins.
            Geki se redressa, ours grognon déployant brusquement sa force. Il tendit sa main large et velue vers Georges :
  « Bon alors, on va lui faire sa peau à ce Martien ? »
            Décontenancé par la franchise sympathique, Georges réajusta mécaniquement ses lunettes sur son nez. Puis en un sourire léger, il saisit la main tendue et alla au combat.

            Un cauchemar sombre. Etait-ce ça une guerre sainte ? Mars avait été battu, mais pour combien de temps ? Les légendaires avaient payé le prix fort. Athéna était sauve, et le Sanctuaire encore à reconstruire. Georges n’en revenait pas. Il avait participé à une guerre sainte et avait survécu.
  « Ce n’était pas le haut fait héroïque dont tu rêvais, hein ? », commenta Geki.
            Ils étaient sur les ruines d’un temple, le soleil pourpre se couchant à leur droite. Une légère brise balayait les cendres du combat et une odeur subtile de pourriture s’accrochait aux narines. Au loin les gravats s’entassaient en marbre pilé, lueur blanchâtre sous le crépuscule.
            Georges baissa la tête.
  « Non en effet, ce n’était pas ce dont je rêvais », répondit-il.
            Georges s’assit sur une pierre cassée. Il posa ses mains à l’arrière, laissant le vent rafraîchir sa peau transpirante.
  « J’ai parlé avec Athéna tu sais…, commença-t-il.
  – Ah ?, s’étonna Georges.
  – Elle voulait me faire part d’un projet.
  – Alors que tout est en ruines ? », rétorqua Georges, scandalisé.
            Geki tourna la tête vers son camarade en un sourire amical.
  « Justement, quel meilleur moment que celui-ci ? Tout est à reconstruire. »
            Georges ôta ses lunettes et les essuya mécaniquement sur un bout de sa Cloth. Oui, Geki avait raison. Quel meilleur moment ? Il reposa ses lunettes sur son nez droit et s’installa sur une pierre proche de son camarade.
  « Oui, je vois ce que tu veux dire, marmonna-t-il.
  – Allez, ne boude pas, j’ai une proposition pour toi ! », rit Geki en frappant son dos en bourrade amicale.
            Il lui expliqua le projet d’école, la place de professeur que Georges y aurait. L’esprit sceptique de Georges se rétracta un peu sous l’idée, mais Geki savait choisir les mots pour le convaincre. En un grommellement, Georges donna son accord.
  « Ca sera une nouvelle vie…, rêva Geki, les yeux vers sa constellation. Oui un tout autre univers. Mais, je suis content d’y aller avec toi Georges. »
            Il posa la main sur le bras de son camarade, ses yeux sombres brillant. Georges déglutit et entrelaça ses doigts avec ceux de Geki.

            Oui une nouvelle vie les attendait. Un monde où il aurait enfin sa place. Il sourit.

Mélodie Marine


Avertissement : Cette histoire comporte des scènes franchement érotiques (pour ne pas dire pornographiques), hétérosexuelles et homosexuelles (het, yaoi, lemon, comme on dit en abrégé). Si ce n’est pas votre tasse de thé, j’écris aussi des histoires tout public, mais… pas celle-là, donc allez jeter un coup d’œil aux autres.

Les personnages appartiennent à Masami Kurumada.
Je me base essentiellement sur le manga, mais il y a quelques variations.

Comme d’ordinaire pour Saint Seiya, je ne respecte pas les âges. Julian n’a pas 16 ans ici (comment peut-on demander quelqu’un en mariage à cet âge ?!), mais vers les 25-30 ans. Sorrento non plus n’y a pas 16 ans, mais le même âge attribué à Julian. Quant à Thétis, supposée avoir 15 ans (vieux pour un poisson en y réfléchissant), vu sa nature franchement mystique, elle est sans âge.
Oui, Sorrento est autrichien et est blond. Julian aussi est blond (mais grec). Thétis également. Ils sont tous blonds aux yeux bleus dans cette histoire en fait… (Heureusement pour moi qu’il y a plusieurs bleus.)

Dans la vraie vie, le préservatif (et le lubrifiant…) est (sont) votre (vos) meilleur(s) ami(s) !



            La mer… Berçante, apaisante. Murmurant des sortilèges étouffés, léchant les corps assoiffés, les bordant de ses vagues.
            Il essaya mollement d’ouvrir les yeux. Le courant salé frôla ses pupilles, piqua ses iris, se mêla aux larmes. Il pleurait la mer. Ses sanglots avaient tout engloutis, l’enfermant dans leur flot. L’eau envahit ses narines, coulant vers ses poumons. Il ne tenta pas même de se débattre. Tout était parfait. Calme et doux, mais si puissant qu’il pouvait bien s’y noyer.
            Un souffle chaud envahit son corps, repoussant l’eau qui s’y était infiltrée, ravivant l’étincelle de vie chancelante. Une algue douce caressait son épaule, songea-t-il en entrouvrant les yeux, une algue blonde et souple, dansant sous les caprices du courant. L’air le pénétra à nouveau, posant ses lèvres humides contre les siennes. C’était un rêve. Un de ces rêves étranges qu’on fait avant le réveil. Son psychanalyste y verrait plein de messages subversifs. Il aurait voulu pouvoir en rire.
            Une sirène bien sûr. Les cheveux d’or, les yeux bleus comme la surface de la mer, une tentative de vêtements délaissant son corps. Un rêve. Elle l’entraînait, sûrement vers sa demeure de coquillages. Là, elle l’allongerait sur sa plage de sable blanc et dévorerait sa virilité, nourrissant les coraux de ses os séparés. Un rêve.
            Il sourit en tendant la main vers le sein ferme, rond et pâle. Elle posa sa bouche sur son visage et força l’air en lui. Il cajola la courbe, agitant délicatement le pouce sur le téton en érection, le flattant. Imperturbable, elle allait et venait dans sa bouche, se déchargeant de son oxygène pour l’introduire en lui. Il se laissait rêveusement faire, baladant les doigts sur les cambres, arrondissant ses caresses, plongeant vers le sexe encore recouvert. Il vivait par la grâce de baisers. L’air le droguait, l’immergeait dans une béatitude salée. Une main sur la chaleur moite du clitoris de la sirène, il perdit conscience.

            Il s’était réveillé quelques temps plus tard, avec rien de plus que des rêves. Entre ses draps délicats, il avait redécouvert le monde, sortant de ses songes noyés. Il avait découvert les derniers évènements, repris pied dans ce monde solide.
  « Julian, vous allez bien ? », lui demandait-on sans relâche.
            Oui il allait bien. Le futur commençait à s’éclairer.
            Ensuite tout s’était enchaîné si vite. Il avait pris sa décision de partir en voyage, aider ceux qui avaient souffert du désastre climatique, et ce, malgré les protestations de ses conseillers. Il avait renoncé à ses fêtes excentriques.
            Puis, il l’avait aussi rencontré, lui.
            Il était mince, mais sa chemise dessinait discrètement des muscles fermes. Il avait des yeux liquides comme un torrent de montagne, des doigts fins et gracieux. Ses cheveux pâles frôlaient ses épaules en masse légère, auréolant un visage pur mais dur. Il avait enfilé un costume décontracté, mélange étrange entre la lavallière mauve qui serrait lâchement son cou, et la veste de velours pourpre qui s’arrêtait sur ses hanches étroites. Sa voix douce reflétait un léger accent.
            Sorrento, lui avait-il dit s’appeler. Il était médaille d’or du conservatoire de Vienne. Il jouait de la flûte. Il voulait l’accompagner lors de son voyage. Il avait alors sorti son instrument, et l’avait porté à ses lèvres. Julian n’avait jamais été aussi captivé. La musique parlait à son cœur, lui chuchotait tout ce qu’il avait oublié, pansait les blessures dont il ne se souvenait pas, ressuscitait son espoir.
            Julian avait été envoûté.

            Il avait accepté la proposition de Sorrento, et était parti avec le beau musicien. Il avait l’impression de le connaître déjà, et plaisantait dès le lendemain. Le très respectueux Sorrento avait fini par devenir plus amical au fil des pays. L’excès de considération des débuts de l’Autrichien avait été une source de badineries pour Julian. « Je ne suis pas à vénérer, réserve ça à un dieu ! » Sorrento fronçait les sourcils et Julian posait l’index entre ses yeux, lui parlant de ses futures rides, ne seyant pas à un aussi joli visage. Sorrento marmonnait quelque chose en allemand en se dégageant. Mais peu à peu, ce dernier avait commencé à se poser en égal avec Julian, à la joie du Grec.

            Ce soir-là, ils étaient près de Naples. Imposant, le Vésuve surplombait la baie, étirant les nuages rosés du crépuscule. La ville commençait à scintiller sous le volcan, illuminant le port. Quelques bateaux traçaient des lignes floues dans la mer dorée, s’éloignant du soleil qui venait se noyer. L’île de Capri au sud gravait sa silhouette sur l’horizon sombre, escarpant le ciel.
  « Tu as le même nom que cette ville, le savais-tu ? », s’enquit Julian.
            Il venait d’entrer dans le salon privé, et s’était rapproché de la table centrale. Debout sur le balcon, les yeux dans le vague, Sorrento sourit.
  « Oui je le sais, mes parents aiment cette ville, répondit-il sans se retourner.
  – Ah ils ont été charmés par le chant des sirènes…. »
            Sorrento tourna un visage interrogateur vers Julian.
  « Ou ils ont été séduits par les mandarines !, rit ce dernier. Oh Sorrento, tu sais les légendes… »
            Sorrento sourit et se rapprocha de Julian. La brise marine remontait de la falaise, gonflant sa chemise, brouillant ses cheveux blonds. Les pensées de Julian s’emmêlèrent. Son premier ami qui ne semblait pas intéressé par son argent mais sa cause. Un regard de tsunami, envahissant les pensées. Un compagnon calme, toujours de bon conseil. Un corps bâti dans du marbre blanc, ferme et mince, équilibre parfait entre excès et manque. Celui qui l’écoutait tranquillement, calmait ses angoisses, décrivait son futur. Un visage d’ange déchu qui pleurait ses ailes.
  « Sorrento… », murmura Julian.
            Il tendit la main vers le menton pointu, poussa le jeune homme contre la table. Sorrento essaya de protester sans conviction. Julian plongea les lèvres vers la bouche ouverte, coupant court à la conversation, s’enivrant du désir résurgent. Sorrento répondit à l’étreinte, laissant la vague montante l’envahir, se perdant au gré de la caresse de la langue de Julian. La main de ce dernier était déjà partie explorer le torse ferme, déboutonnant la chemise, traçant des courants exquis de la pulpe des doigts, s’aventurant vers le sillon régulier entre les muscles du ventre. Les lèvres dérivèrent dans le creux de la gorge, s’abreuvant de la sueur salée qui commençait à y perler, pêchant les soupirs brumeux. Sorrento s’accrocha à la table. Il passa la main dans les cheveux fins de Julian, en agrippant inconsciemment une poignée, encourageant la rivière de baisers qui descendait.
  « Non », contesta soudain Julian en se redressant.
            Sorrento le regarda, hésitant. Julian sourit en lui rattrapant le menton.
  « De nous deux, celui qui sait le mieux jouer avec sa bouche, c’est toi mon tout doux, susurra-t-il en esquissant le contour des lèvres de l’Autrichien.
  – Oh… », murmura Sorrento en étrécissant les yeux.
            Il ôta lentement les boutons de la chemise de Julian, les remplaçant par des baisers doux, pianota sur le torse dévêtu. Julian inspira, dérivant sous la marée haute qui l’emplissait. Sorrento avait défait et baissé le pantalon de lin, enchaînant sur le boxer griffé. Sa respiration douce se posait sur le membre dressé, brise chaude sur le sexe tremblant. Délicatement, il arrondit la bouche sur le gland couvert, poussant le prépuce du bout des lèvres. Le plat de sa langue se colla au bout dégagé du pénis alors qu’il l’enfonçait légèrement dans sa bouche. Il suça le goût salé, l’enserrant amoureusement de ses papilles gourmandes, approfondissant la saveur dans son palais. Une main sur la base du sexe, Sorrento creusait les joues sur son ouvrage, accélérant le ressac de son va-et-vient. Julian gémit, emporté par la vague de plaisir pur qui montait de ses reins.
  « Assez… », susurra-t-il.
            Sorrento, comprenant le souhait exhalé, ôta doucement le pénis dressé de sa bouche humide, et repartit à la recherche des lèvres de Julian. Ce dernier l’accueillit avidement, buvant chaque baiser. Il tendit les doigts pour dévêtir totalement Sorrento, pétrit l’arrondi des fesses pâles. Il embrassa l’épaule nue, mordillant délicatement la peau moite, traçant la courbe du bout de la langue. Il colla le corps tiède contre le sien, frottant leurs rigidités en mouvements souples du bassin. Sorrento poussa un léger soupir, note sotto voce1 qui s’étira dans le cou de Julian. Il allongea le bras vers leurs sexes, agrandit la main et masturba les deux membres. Les doigts de Julian s’enfoncèrent dans les fesses, faisant rougir leur blancheur.
  « Appuie-toi contre la table », chuchota le Grec.
            Consentant, Sorrento posa les mains sur le rebord. La langue de Julian descendit sur sa colonne vertébrale, et vint se longer entre la rondeur étroite des fesses. Sorrento étouffa un gémissement soudain. Julian approfondit le baiser intime, plongeant l’humidité de sa langue dans l’anneau serré, l’apprivoisant, le détendant. Sorrento se sentit perdre pied, commencer à se noyer. Ouvrant la bouche pour respirer, il avala les doigts que Julian, redressé, lui tendait. Il les suça avidement, sous le regard attentif du Grec. Ce dernier les redescendit, et fondit son sourire aux lèvres de Sorrento. Son index trempé demanda l’autorisation d’entrer au corps de Sorrento, et s’introduisit délicatement. Prudemment, Julian agita le doigt en cadence, embrassant Sorrento, goûtant la sueur acide de son torse ferme. Le Mariner gémissait au rythme du va-et-vient, musique mouillée de désir. Julian rajouta un doigt, souriant en regardant les cheveux emmêlés, collant au front humecté. Les joues de Sorrento avaient rougi de plaisir, ombrées par les cils longs, luisantes jusqu’aux lèvres de corail. Les mains étaient crispées sur le rebord de table, glissant un peu. Julian rit de ravissement :
  « Dis-moi…, commença-t-il.
  – Oui ?, haleta Sorrento.
  – Là, dans l’étui, c’est ta flûte ?
  – Oui… », s’étonna mollement Sorrento.
            Julian sourit en délaissant le musicien un instant. Il ouvrit l’étui, saisit la tête dorée de la flûte. Sorrento plissa les yeux, devinant brusquement les intentions de Julian. Il secoua la tête de protestation :
  « C’est une flûte de concert, non.
  – Je t’en rachèterai une, sur mesure bien sûr…, murmura Julian sur les lèvres de Sorrento.
  – Oui mais en attendant je…
  – En attendant, tu vas me montrer comment tu joues avec une autre partie de ton corps », le coupa Julian
            Il tendit le bout fermé de la tête vers les lèvres de Sorrento, qui finit par ouvrir la bouche avec hésitation. Le sourire de Julian s’agrandit. Il regarda les joues de l’Autrichien se creuser autour de l’instrument, entendit la succion s’accélérer. Il ôta la tête humide de la flûte et l’approcha des fesses de Sorrento. Après une entrée un peu hasardeuse, elle s’introduisit dans le corps tendu. Julian rit et alla chercher les autres parties de la flûte, la remontant, la tête toujours enfoncée dans le musicien. Ce dernier avait baissé le visage, se mordait les lèvres de gêne. Embarras étrange plutôt agréable pour lequel il ne voulait plus protester. Julian posa ses lèvres sur l’embouchure, soufflant, appuyant sur les clés. Une mélodie fausse sortit. Sorrento gloussa, mais l’instrument résonna dans son corps, ondes lascives. Julian recommença, la flûte vibrant dans l’intimité amoureuse de Sorrento. Ce dernier poussa un soupir langoureux, tendant ses muscles pour plonger la flûte plus en avant dans son corps.
  « Hum, j’ai déjà entendu mieux Sorrento », commenta Julian en tournant la flûte.
            Sorrento expira lentement. La main de Julian se posa sur le sexe tendu du musicien, tandis que de l’autre il remuait la flûte dans son corps. Une sensation humide, raz de marée triomphant envahit Sorrento. Sa bouche s’ouvrit pour laisser s’évader des râles incontrôlés.
  « Et bien voilà… », approuva Julian.
            Il retira la flûte. Il saisit l’une des mains glissantes de Sorrento et la posa sur son sexe. De son autre main, Julian lui appuya sur l’épaule pour le redescendre.
  « Tu voulais me vénérer, chuchota-t-il, là est ta chance, vénère-moi ».
            En un gémissement mouillé, Sorrento plongea la tête, suppliant le membre tendu d’entendre sa prière. Un cri étouffé lui répondit. Deux mains se glissèrent sous ses épaules pour le redresser. Julian l’allongea sur la table, se glissa entre les cuisses fines. Sorrento croisa les jambes autour du cou de Julian. Mû par un désir incontrôlé, ce dernier le pénétra d’une poussée, arrachant un sanglot de plaisir au musicien. Plantant ses ongles dans les hanches droites, déposant un léger baiser sur un genou, Julian fit éclater son envie. Sorrento haleta, le ressac au fond de son corps absorbant ses forces. Il sentait la puissance de l’océan boire ses forces, ronger son désir. Il s’immergea dans le flux puissant, s’abreuva au tourbillon.
            Les doigts de Julian glissèrent sur la peau de Sorrento en un courant violent, les ongles enfoncés dans la chair douce. Sa langue caressa le mollet sur son épaule, léchant la sueur salée, goûtant l’acidité de la peau moite. Un gémissement diffus lui revint. Julian sentit son sexe gonflé trembler dans l’étroitesse de son amant. En un râle rauque, il se creusa un passage encore plus profond. Sorrento serra un coin de table, et mordit son bras tendu. Il n’avait jamais imaginé être autant à la dérive, mais un plaisir inconnu longeait sa colonne vertébrale, faiblesse féérique.
            S’enfonçant profondément, ressortant pour mieux replonger, Julian accéléra le rythme. Sorrento tendit sa main droite pour masturber son sexe délaissé. Le courant marin le traversa, et il s’y noya. Julian souffla. Sorrento s’abandonna au tsunami, en écume blanche sur la plage de sable blanc de son abdomen. Julian déchaîna un torrent chaud dans son ventre assoiffé.
            Haletants, ils séparèrent leurs corps et s’embrassèrent amoureusement.

  « Je suis envoûté, rit Julian.
  – Oh vraiment ?
  – Tu joues sur mon âme, je ne sais plus me passer de toi. »
            Sorrento posa un baiser tendre sur le front de Julian.
  « Je ne suis pas doué en déclarations, poursuivit le Grec. Ce que je veux dire, c’est que… »
            Le Mariner avait posé ses lèvres sur les siennes.
  « Je sais…, murmura Sorrento. Oui je sais. Moi aussi », sourit-il délicatement.
            Julian alla cueillir ce sourire, serrant le musicien dans ses bras. Sa vie avait enfin un sens, et il pouvait le partager. Fermant les yeux de bonheur, il se laissa dériver. Au son mélodieux de la voix de Sorrento, entre sa peau humide et le chant des sirènes qui l’appelait, Julian traçait sa destinée.



1 En musique, nuance qui signifie qu’on doit murmurer la mélodie