mercredi 20 juin 2012

L'amour ne suffit pas : chapitre 8


Chapitre 8 — Île de Death Queen


Le soleil se cachait derrière le volcan massif, léchant les fragrances de la montagne de sa langue dorée. Le soufre jaunissait les nuages d’une teinte malade, rongeait le sol terreux.
Le jeune homme s’asseyait ainsi après sa dure journée, le corps encore meurtri des coups de Guilty. Alors la voix gaie montait vers lui :
  « Ikki ! »
Elle agitait le bras, les yeux plissés par son sourire.
Il ne la voyait pas.
Il voyait un jeune garçon, les cheveux châtains portés par le vent, sa bonne humeur creusée dans ses joues. Le vert de ses yeux filtrait sous ses cils, et son visage doux devenait chaque jour plus adulte, chaque jour son frère le trouvait plus beau.
Puis Ikki se souvenait. La chevelure s’éclaircissait en fils d’or, le torse se bombait en poitrine menue. Elle riait, et grimpait la fine pente, tenant sa robe de bure entre ses doigts fins. Sa silhouette pâle se détachait sur le ciel sombre de fumée. Elle tirait un tissu fin de la corde qui enserrait sa taille, et elle épongeait les blessures du jeune homme. Il l’observait du coin de l’œil, tentant de cacher son trouble, essayant de la voir, elle.


Elle lui avait dit s’appeler Esméralda. Elle avait été vendue comme esclave par ses parents et il avait frémi à l’idée d’un tel foyer. Mais elle en riait. Elle lui avait présenté ses amies. Lucia avait de longs cils noirs et une sombre affaire d’abus familiaux. Margaret et ses cheveux roux venaient d’une maisonnée ruinée. Gabrielle et ses dents blanches avaient fui un bordel. Maria… Jocelyne… Déborah… Elles avaient toute une histoire, plus tragique que celle des autres.
Elles lui avaient parlé, intriguées de voir un homme musclé malmené, avaient papillonné leurs corps minces près de lui.
Il avait peur. Leurs yeux doux n’avaient plus d’espoir, leurs épaules rondes s’affaissaient dans l’abattement. Et puis… Aucune n’avait les traits doux de Shun, aucune ne suscitait cette émotion étrange qui le traversait quand il croyait le voir en Esméralda.
Il avait un peu honte de lui.

Elle avait agrandi les yeux quand il lui avait avoué qu’elle ressemblait à son frère, avant d’enchaîner sur un rire de cristal.
  « C’est un beau garçon alors ! », avait-elle taquiné.
Encouragé par sa gentillesse, il lui avait raconté. Il lui avait parlé de l’être minuscule qu’on avait posé dans ses bras, de la bonté pure qu’il voulait protéger. Il lui avait narré le tirage au sort, son choix de prendre sa place, de leurs promesses.
Elle l’avait regardé de ses grands yeux d’océan lointain, une mine grave fixée sur ses pupilles larges. Puis elle avait porté l’index à sa bouche et avait réfléchi :
  « En fait, la ressemblance n’est pas que physique… »
Ikki avait tressauté.
Elle avait raison.
C’était perturbant.
Puis elle avait ri et posé sa main gauche sur son épaule.
  « Alors tu as une raison parfaite de décrocher ton armure !, s’était-elle exclamé. Je vais veiller à ce que tu sois en parfaite condition pour cela ! », avait-elle rajouté en levant le doigt, l’air brutalement très sérieux. Ikki avait écarté les lèvres de surprise, mais elle s’était remise à rire. Shun riait-il toujours ?, s’était-il demandé angoissé ?
Il n’avait pas vu la forme sombre derrière eux qui avait écouté chaque mot, il n’avait pas senti le souffle brûlant et malveillant.


  « Je deviens trop vieille… », soupira Esméralda.
Ils s’étaient assis le soir à leur habitude, face aux champs de céréales. Elle prenait une pause de quelques minutes avant de se remettre à l’ouvrage, et nettoyait du mieux qu’elle pouvait les plaies du jeune homme.
  « Trop vieille ?, rit Ikki. Tu n’as pas même seize ans.
  – Justement… Parfois mon maître… »
Elle serra son bras sale de sa main opposée.
  « Parfois, il me… touche. Il… remonte sur ma cuisse et je… »
Ikki la regarda bouche-bée.
  « Enfuis-toi… Enfuis-toi loin…, chuchota-t-il.
  – Ma famille me revendrait… », souffla-t-elle en baissant les yeux.
Ikki posa maladroitement la main sur son épaule.
  « Alors pars ailleurs… Un endroit où tu n’auras plus de maître !
  – Ceux qui s’enfuient… Non, c’est une mauvaise idée », se murmura-t-elle.
Il tapota doucement la peau moite.
  « Comment cela une mauvaise idée ?
  – Les chevaliers noirs, ils…
  – Qui ? »
Elle redressa son visage vers lui et lui sourit.
  « Disons que si Guilty est mauvais, au moins il nous protège d’eux…
  – Je ne comprends pas… »
Elle expira et se releva.
  « Je dois y aller… Si mon maître me trouve ici, tu sais ce qu’il se passera. »
Il le savait. Son maître la battait.
  « Je pourrais te protéger…
  – Non !, le coupa-t-elle. Toi, tu dois gagner l’armure du phénix et revenir à ton frère. »
Elle s’enfuit en petits sauts légers, retourna travailler dans le champ. Il la suivit du regard, petit animal sauvage sur le sol noir de la lave séchée.

Soudain une pensée horrible le fit trembler. Shun… Et si… et si quelqu’un le touchait ? Esméralda lui ressemblait tant… Le toucher, caresser sa peau blanche, glisser ses doigts vers… toujours plus… Voir ses yeux se fermer, sa bouche s’entrouvrir sur des soupirs… Ikki frémit, une sensation étrange dans la gorge. Il voyait la scène avec une lucidité terrifiante, et un mélange de peur et de jalousie le traversa.
Non… C’était cette île qui faisait ça.
C’est le deuxième lieu d’entraînement le pire… Il y gèle la nuit, et le jour il y fait si chaud que tu peux faire cuire un œuf sur une pierre au soleil. Pas de végétation, pas de ferme, pas de village… Rien qu’un rocher isolé sur lequel quasi personne ne va.
Les phrases résonnèrent dans sa mémoire. Puis il se força à sourire. Si personne n’y allait, son frère était en sécurité. Oui, il le devait…


Ikki descendit vers sa pièce, s’assit contre le mur. La pierre était froide et calmait ses craintes. Le blanc des cloisons avait été grisé par le temps, et il s’effritait en poussière de cendre le long de son dos. Ikki soupira. Il ne savait plus depuis combien de temps il était là. Il lui semblait que son maître ne faisait que le frapper, il ne comprenait pas ce qu’il devait apprendre. Il avait juste compris comment voir les coups arriver.
Des pas lourds s’avançaient dans l’escalier, annonçant l’arrivée de Guilty. Ce dernier posa ses mains sur ses hanches et dévisagea le jeune homme.
  « Tu t’amuses bien avec ton esclave ? »
Ikki le regarda, surpris, avant de répondre fermement.
  « C’est une amie, oui… »
Guilty ricana.
  « Tu crois que je ne sais pas à qui elle te fait penser ? Tu crois que je ne sais pas qui tu vois chaque fois que tu poses les yeux sur elle ? »
Guilty se pencha sur lui. Sa peau dégageait une odeur fauve qui encerclait le jeune homme.
  « J’ai vu la photo, susurra Guilty. Il te regarde de ses yeux doux, rit à tes histoires, panse tes blessures. Tu le vois grandir jour après jour… Ce n’est plus un enfant, mais un beau jeune homme. Il a des yeux de biche, d’un vert de fougère, et ses cheveux châtains flottent en te chatouillent le nez. Tu es fier… »
Ikki déglutit. Guilty avait posé ses mains sur les siennes et posait le poids de son corps pour l’empêcher de bouger. Son masque frôlait le visage du jeune homme, argile froide et dure.
  « Oui tu es fier… Mais au fond de toi, la honte te gagne… Car tu le désires. Tu le désires violemment. Tu veux plonger ton amour en lui, éteindre la flamme dans ses bras, regarder son visage hurler ce que tu n’oses dire. Tu le désires et as peur de le salir. Tu te hais de penser ça, tu te hais de le convoiter…
  – Non… », protesta faiblement Ikki en tournant la tête.
Guilty lui saisit le menton de la main droite et l’obligea à le regarder.
  « C’est de l’inceste, tu le sais. Oui, inceste, c’est le mot, celui que tu murmures la nuit sans oser te l’avouer. »
Les doigts écrasés d’Ikki frémirent sous la paume de Guilty. Ce dernier eut un ricanement grave.
  « Mais est-ce à toi de t’en vouloir ? Ou à lui de t’avoir amené ici ? S’il n’était pas né, tu n’aurais pas perdu ta mère, tu n’aurais pas dû construire ta vie autour de lui. S’il n’avait pas tiré le nom de cette île, tu ne te serais pas sacrifié pour venir ici. S’il n’existait pas, tu n’aurais jamais tissé ta vie pour lui plaire, tu ne l’aurais jamais aimé, tu n’aurais jamais basculé vers… »
Il se pencha et murmura le mot à l’oreille du jeune homme. Ikki écarquillait les yeux, son corps tremblant sans qu’il ne le remarque. Ses pupilles dilatées étaient dirigées vers le plafond, en regard aveugle de stupeur.
  « Mais il y a une solution Ikki…, chuchotait Guilty. La haine est proche de la passion… Transforme cette passion, puis tue ton frère, tu n’auras plus de tentations… Puis tue les proches, ceux qui ont pu se douter de la chose. Sois fort ! »
Guilty se redressa. Après un dernier regard sur le jeune homme pétrifié, il remonta.

Seul, Ikki sentit ses joues se tremper doucement alors que son corps rigide battait en douceur cruelle de désir.
Il se haït lui-même.




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