dimanche 10 juin 2012

Enfance délaissée : chapitre 2


Chapitre 2 : Shun et Ikki


  « Grand frère… »
        La voix douce réveilla Ikki. Shun avait posé ses mains fines sur le matelas, ses petits doigts griffant légèrement la housse. Ses yeux luisaient vaguement dans le noir, forme délicate sur l’obscurité. Ikki se redressa et tendit les bras. Le corps mince et chaud de Shun vint s’y blottir, la tête sur l’épaule de son frère.
  « Tu as encore fait un cauchemar ? », demanda gentiment Ikki.
        Shun approuva de la tête, se laissant bercer.
        Ikki soupira. Depuis la visite de l’émissaire de la fondation quelque chose, Shun dormait mal. L’émissaire était arrogant et suffisant. Il était arrivé en territoire conquis et avait déclaré vouloir repartir aussitôt avec Ikki. Shun n’était pas prévu au voyage. Visiblement, personne n’avait prévu qu’Ikki puisse refuser. C’était bien mal le connaître. Aux premières larmes d’angoisse de son frère, il était devenu fort peu poli, fort bruyant. Il était hors de question de le séparer de Shun. Il le lui avait promis. Personne n’avait pu arrêter la bête enragée, et l’émissaire était parti en maugréant des injures. L’intrus ayant battu en retraite, Shun avait calmé son frère en un léger baiser de remerciement. Ikki s’apaisa aussitôt, et il alla s’allonger dans la prairie des yeux de son frère.
        Mais Shun enchaîna les cauchemars après. Toutes les nuits, il venait réveiller son frère, anxieux à l’idée d’être séparé de lui. Ikki le posait contre son cœur, et chuchotait des mots rassurants jusqu’à ce que la tête de Shun retombe lourdement dans le sommeil. Le matin, Ikki le regardait dormir, les cheveux châtains s’allongeant finement sur l’oreiller. Serrant les dents, Ikki injuriait cette fondation.

        Sept ans. Sept ans à le soigner, le protéger. Sept ans à trouver le soleil dans ses sourires, à tout faire pour que sa vie soit parfaite. Il l’avait regardé grandir, l’avait encouragé pour ses premiers pas, aidé dans ses premières calligraphies. Shun avait un côté si pur… Il ne criait pas, protégeait les escargots et nourrissait les corbeaux. Cela lui jouait des tours. Il était incompris par ceux de son âge et même méprisé avec toute la cruauté dont les enfants savent faire preuve. Ils lui seraient bien tombés tous dessus, mais ils avaient eux-mêmes chu sur un obstacle majeur. Le grand frère, dont les yeux d’un bleu profond ne présageaient rien de bon. Les attaques physiques étant impossibles, ils s’étaient réfugiés dans les insultes. Fille manquée, lopette, mignonne… pour les plus gentilles. Pour les plus osées, Shun battait des cils, sans bien comprendre leur vraie signification. Il avait demandé à Ikki de les lui expliquer. Un silence gêné avait suivi, avant que l’adolescent ne bredouille une définition simple. « Oh… », avait seulement chuchoté Shun en rougissant. Il tirait sur ses doigts en fixant le sol. Ikki s’était senti impuissant pour la première fois de sa vie. Il pouvait empêcher Shun de se faire battre dans la cour. Il pouvait remplacer père et mère. Il pouvait lui apprendre les mots. Il ne pouvait pas empêcher les autres de l’insulter, de profiter de son caractère délicat pour le blesser.
        Il s’était agenouillé devant son frère, avait passé une main dans ses cheveux et avait affirmé :
  « Shun… Ce ne sont que des mots… Changés en insultes… Ne les laisse pas t’atteindre, tu es un grand garçon maintenant, hein ? »
        Shun avait vaguement remué la tête, son regard limpide se posant sur la peau sombre de son frère.
  « Ik-ki…, avait-il articulé. Je… je serai fort. Pour toi…
  – Non, pas pour moi, l’avait gentiment réprimandé Ikki. Pour toi Shun, pour toi. »
        Une giboulée avait traversé le pré ensoleillé des yeux de Shun. Il avait lancé ses bras autour du cou de son frère.
  « D’accord grand frère », avait-il bafouillé entre deux sanglots.
        Ikki avait souri.


        Un nouveau matin où Ikki regardait son frère achever sa nuit dans son lit. L’adolescent se levait naturellement tôt, mais Shun pouvait bien dormir encore une heure. Leur orphelinat n’était pas si mauvais. Il était même sympathique. L’héritage de leur mère leur avait permis d’avoir une petite pièce pour eux deux uniquement et ainsi d’éviter le dortoir. L’école était à deux rues, mélangeant enfants du quartier et pensionnaires de l’orphelinat. Il y avait un petit jardin, avec un potager pédagogique. Un lapin et un cochon d’inde avaient une pièce réservée où les enfants venaient les nourrir par tour. Ikki conservait une photo de Shun plus jeune encore, le lapin dans les bras, un sourire étonné sur les lèvres. Il chérissait les quelques souvenirs qu’il avait en images.
        On frappa doucement à la porte. C’était le directeur de l’orphelinat.
  « Ikki, l’émissaire de la fondation Graund est revenu. Il y a quelqu’un avec lui.
  – J’ai dit que je ne voulais plus le revoir, protesta Ikki.
  – Je sais mon garçon, je sais… Mais il a une nouvelle proposition qui serait plus susceptible de t’intéresser. »
        Ikki le regarda d’un air louche.
  « Ca ne coûte rien de l’écouter », argua le directeur.
        Ikki hocha des épaules et suivit le directeur.


        Tatsumi était assis dans le petit bureau.  A ses côtés, un vieil homme au regard sévère s’enfouissait dans un fauteuil, une canne à la main. Ils regardèrent s’approcher l’adolescent brun, un air féroce dessiné sur son visage. Les salutations furent brèves, réduites au minimum de politesse.
  « Bien…, commença Tatsumi, tu m’as dit refuser de quitter ton frère. Le problème est réglé, ton frère vient avec toi. »
        Ikki ricana.
  « Et… Je dois accepter de partir, et de laisser mon frère bien-aimé partir aussi, dans un endroit où on doit crier pour être entendu ? Où on prend des décisions pour vous sans même vous consulter ?
  – Insolent… », ragea Tatsumi entre ses dents.
        Ikki lui sourit en retour.
  « Ikki, se reprit Tatsumi, tu ne réalises pas l’opportunité que notre institution te donnera. Quel sera votre avenir, à toi et ton frère ? Notre institution vous fournira tout son luxe, tous ses contacts. Elle vous fournira un travail certain.
  – Oh, lequel ?
  – Tu t’appelles Ikki, c’est bien ça, déclara soudain le vieil homme.
  – Et vous êtes Matsumasa Kido si je me souviens bien.
  – Je voudrais faire un tour avec toi dans cet adorable jardin qu’on voit », déclara l’homme en pointant le potager de sa canne par la fenêtre.
        Ikki ouvrit la bouche de surprise, mais il n’avait aucune raison de refuser.

  « Tu vois Ikki, tout dans cet univers a sa place, expliquait Kido. Ces adorables tomates ont été plantées dans le but d’être mangées, et l’arbre qui a fourni le bois de ce banc n’est peut-être né que dans ce but.
  – Je ne crois pas en la destinée, rétorqua Ikki. Surtout quand on me compare à une tomate. »
        Kido rit.
  « Je reconnais que c’est peu flatteur. Mais pourtant Ikki, ta destinée est vraiment parmi nous.
  – Foutaises. 
  – Tu regardes les étoiles la nuit ?, s’enquit Kido en s’asseyant.
  – Les étoiles ?, s’étonna Ikki.
  – Oui, les constellations.
  – Oui… Shun s’y intéressait alors j’ai déniché un livre dans la bibliothèque et nous les avons regardées la nuit.
  – Nous sommes tous nés sous la protection d’une d’entre elles. Mais pour certains, le lien entre sa constellation et lui est plus intense. Et c’est ton cas Ikki.
  – Je ne crois pas non plus à l’astrologie », sourit Ikki.

  « Grand frère !!!! »
        La voix de Shun résonna au loin et le petit garçon arriva en courant vers Ikki. Il sentait le savon à la fraise. Il regarda intrigué le vieil homme assis sur le banc.
  « Je suis Matsumasa Kido. Je fais une proposition à ton frère. Tu viens t’assoir à côté de moi ? »
        Shun eut un sourire de printemps. Il s’assit sur le banc en saluant poliment.
  « Dis-moi Shun, il paraît que tu t’intéresses aux étoiles ? », demanda Kido.
        Ikki sentit son cœur bondir. Il haïssait qu’on utilise son frère pour arriver à ses fins. Mais Shun répondit d’une voix joyeuse :
  « Oui, j’aime bien. Elles racontent des histoires.
  – Ah, quelles histoires ?, se renseigna Kido d’un ton enjoué.
  – Essentiellement de la mythologie grecque. J’ai lu un livre racontant les principales légendes, c’était fascinant. Et les étoiles les dessinent dans le ciel.
  – Tu crois être plus proche de l’une d’entre elles ?
  – Je n’y avais jamais pensé…, dit Shun d’un ton rêveur.
  – Ne crois pas ces balivernes Shun, intervint Ikki, cinglant.
  – Mais Ikki… Il ne m’impose rien, et c’est une idée qui… qui éveille quelque chose en moi, un… souvenir ? »
        Ikki émit un grondement réprobateur. Kido se pencha vers Shun, l’air intéressé.
  « Je serai franc. J’essaie de convaincre ton frère de venir, lui et toi, dans mon institution. Nous recueillons des orphelins à destinée particulière. Nous les choyons, protégeons leur avenir. Ton frère refuse. Vu que la proposition s’adresse à toi aussi, qu’en penses-tu ? Non, ne répond pas tout de suite, ajouta Kido en voyant Shun bafouiller, je repasserai demain et vous me direz, ton frère et toi. »
        Il se redressa et salua courtoisement avant de partir.

  « Ikki… Nous devons y aller… »
        Shun avait les yeux dans le vague. Ikki donna un coup de pied dans un arbre. Kido avait frappé juste avec Shun. Lui y croyait en la destinée. Et scellait l’avenir d’Ikki. L’adolescent refusa d’y penser en montant faire de légères valises.


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