dimanche 10 juin 2012

Enfance délaissée : chapitre 6


Chapitre 6 : Hyôga


            Les bruits des pas s’assourdissaient dans les tatamis. Les mouvements courts se perdaient dans les respirations rapides et les cris brefs. Eclairée grâce à la lumière filtrée par le papier fin des shôji, une photo ancienne surplombait la salle, permettant au maître en arts martiaux de poser son regard de fer sur les jeunes garçons.
            Il ne savait pas trop quoi faire là. Glissant les pouces dans sa ceinture, il balança son pied nu. Il n’y connaissait rien en katas, ces figures de combat. Pourquoi lui avoir demandé de venir ici alors qu’il devait apprendre les bases ? Il longea les murs, pour se cacher dans un coin de la salle. Par petits groupes, les autres exécutaient une chorégraphie bien répétée. Regardant négligemment, il tenta de se souvenir des gestes précis. Il y avait une certaine logique. Ses muscles se tendirent inconsciemment.
  « Hyôga ! », l’appela soudain une voix grave.
            Il leva les yeux vers l’homme en kimono d’entraînement.
  « Tu es en retard !, le réprimanda-t-il.
  – Excusez-moi. »
            Un adolescent rit derrière. Le professeur se retourna, et les mains sur sa ceinture, se rapprocha du garçon.
  « Jeune homme, qu’avez-vous donc ? »
            L’adolescent déglutit.
  « Rien Monsieur, pardonnez moi. »
            Le professeur jeta un bref coup d’œil à Hyôga.
  « Présente nous le kata que l’on vient d’apprendre », ordonna-t-il.
            Hyôga écarquilla les yeux. Des moqueries se chuchotèrent. Même inaudibles, Hyôga savait ce qu’elles racontaient. Sale Russe, t’es incapable de maîtriser un art japonais. Il serra les poings en se positionnant au centre de la salle. Le professeur lança le début d’un cri rauque. Instinctivement, Hyôga reproduisit le ballet étrange qu’il avait vu. Il vivait chaque mouvement, bougeait chaque membre de son corps pour expliquer la scène, l’incarnant dans chaque mouvement. C’était un enchaînement bref, mais il provoqua un silence soudain. Le professeur sourit.
  « Bien, ne rate plus le début des séances maintenant Hyôga. »
            Relevant le menton, le jeune garçon se plaça dans le groupe, le coin des lèvres légèrement retroussé sur une moue orgueilleuse. Personne n’osa lui faire de remarques durant le cours.

            La brise se levait sur le soleil couchant, allongeant l’air mouillé dans les cheveux blonds de Hyôga. Un sac léger sur l’épaule, le jeune Russe remontait l’allée vers l’entrée du manoir, plongeant son dédain de surface sur les fleurs fragiles du parterre. Les galets crissèrent derrière son pas, et il s’arrêta pour regarder qui le suivait. Cheveux longs trop gorgés d’humidité pour flotter au vent, col mao lui serrant la gorge, démarche calme, Shiryû était caractéristique dans cette masse d’enfants. Il continua de marcher jusqu’à Hyôga.
  « Tu es vaniteux », déclara-t-il sans préambule.
            Le visage de Hyôga se durcit.
  « Non, je suis juste meilleur que les autres », répliqua-t-il.
            Ses yeux de glacier glissèrent vers Shiryû. Nullement impressionné, ce dernier poussa une mèche brune derrière son oreille.
  « Tu n’avais qu’à faire le kata, pas à le jouer.
  – Pourquoi ne faire qu’effleurer la perfection ?
  – La perfection ?, hoqueta subitement Shiryû. Tu n’as rien compris. L’important du kata, c’est le sens, pas son esthétisme. Tu n’as joué que du second, voulant éblouir, nous écraser de ta supériorité. »
            Hyôga eut un rire sourd en recommençant à marcher.
  « Crois ce que tu veux… Mais dis-moi, rajouta-t-il avec un léger coup d’œil en arrière, ne veux-tu pas nous écraser de ton intelligence ? Dis-moi Shiryû ? »
            L’adolescent brun le regarda en silence, sans répondre. Hyôga ricana.
  « Un passage de la Bible dit qu’il faut regarder la poutre dans nos yeux avant de critiquer la paille de notre voisin. A plus Shiryû ! »
            Il fit un geste moqueur de la main vers son camarade. Pour qui se prenait-il ? Comment osait-il lui faire la morale ? Lui qui croyait tout connaître su monde ? Hyôga enrageait. A une exception près, il n’aimait pas les gens d’ici, ça se confirmait. Il se mordit les lèvres. On lui faisait partager sa chambre avec ce maudit Shiryû. Ce dernier en avait conclu qu’il pouvait morigéner son camarade à volonté semblait-il. Hyôga poussa un soupir d’exaspération.

            C’était l’un des rares souvenirs qu’il lui restait avec son chapelet. Une vieille bible d’étude, au cuir rongé par le temps, les pages si fines que de petits trous les avaient percées. Mais elle était son trésor. Les mots en cyrillique avaient la voix douce de sa mère quand elle les prononçait, l’odeur de son parfum était restée prisonnière sur l’encre noire. Cérémonieusement, chaque soir Hyôga en lisait un passage. Il s’asseyait sur son lit, ramassait ses pieds nus sous ses genoux, et ouvrait le livre au hasard. Puis il s’imprégnait du passage, tentant de se souvenir de ce que sa mère en disait.
            Vanité des vanités, dit l'Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité.

            La porte s’ouvrit, accueillant un Shiryû à l’air grave. Il regarda son camarade de chambrée, blotti sagement sur son lit. Ses mains étaient ouvertes sous la couverture brune, l’index retenant la page. La bouche serrée s’adoucissait sur les mèches d’or fin la frôlant. Les yeux d’un bleu pur se relevèrent soudain sur l’intrus. Shiryû referma la porte.
  « Je voulais m’excuser », commença-t-il.
            Le regard ferme de Hyôga ne plia pas.
  « Je t’ai jugé trop vite, poursuivit Shiryû. Je ne crois pas que tu aies quasiment dansé ton kata pour briller. »
            Il s’assit aux côtés du jeune Russe, les doigts s’écarquillant sur le drap blanc.
  « En fait… Je te comprends mieux que tu ne crois. Ici, personne ne le sait mais… »
            Il avait rejeté sa tête en arrière, les yeux posés sur ses pensées vagues.
  « Dans mon orphelinat, on croyait — peut-être à juste titre — que je ne suis pas complètement japonais. On me raillait sur ça. Alors, je me suis plongé dans la culture qu’on me prêtait, et m’y suis abrité. Ici, je n’en ai rien dit, on croit juste que c’est ma passion. Et tu as raison… Je me cache derrière ma culture, je fais croire que je suis sage, alors que je ne sais rien. Un jour, j’aimerais l’être tu sais, mais là, je triche. »
            Il se redressa, posant sa vision sur son voisin. Ce dernier avait adouci son regard.
  « Peut-être que j’ai fait exprès d’exagérer les mouvements cette après-midi, finit par dire Hyôga. Peut-être. »
            Shiryû sourit :
  « Alors, faisons la paix, ça te dit ?
  – D’accord », sourit aussi Hyôga.
            Il replongea les yeux sur sa lecture.
            J'ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse, et à connaître la sottise et la folie; j'ai compris que cela aussi c'est la poursuite du vent.
            Car avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur.
            Hyôga agita la tête en souriant délicatement.




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