Chapitre 6 : Hyôga
Les
bruits des pas s’assourdissaient dans les tatamis. Les mouvements courts se
perdaient dans les respirations rapides et les cris brefs. Eclairée grâce à la
lumière filtrée par le papier fin des shôji,
une photo ancienne surplombait la salle, permettant au maître en arts martiaux
de poser son regard de fer sur les jeunes garçons.
Il
ne savait pas trop quoi faire là. Glissant les pouces dans sa ceinture, il
balança son pied nu. Il n’y connaissait rien en katas, ces figures de combat.
Pourquoi lui avoir demandé de venir ici alors qu’il devait apprendre les
bases ? Il longea les murs, pour se cacher dans un coin de la salle. Par petits
groupes, les autres exécutaient une chorégraphie bien répétée. Regardant
négligemment, il tenta de se souvenir des gestes précis. Il y avait une
certaine logique. Ses muscles se tendirent inconsciemment.
« Hyôga ! », l’appela soudain une voix grave.
Il
leva les yeux vers l’homme en kimono d’entraînement.
« Tu
es en retard !, le réprimanda-t-il.
–
Excusez-moi. »
Un
adolescent rit derrière. Le professeur se retourna, et les mains sur sa
ceinture, se rapprocha du garçon.
« Jeune homme, qu’avez-vous
donc ? »
L’adolescent
déglutit.
« Rien Monsieur, pardonnez moi. »
Le
professeur jeta un bref coup d’œil à Hyôga.
« Présente nous le kata que l’on vient d’apprendre »,
ordonna-t-il.
Hyôga
écarquilla les yeux. Des moqueries se chuchotèrent. Même inaudibles, Hyôga
savait ce qu’elles racontaient. Sale Russe, t’es incapable de maîtriser un art
japonais. Il serra les poings en se positionnant au centre de la salle. Le
professeur lança le début d’un cri rauque. Instinctivement, Hyôga reproduisit
le ballet étrange qu’il avait vu. Il vivait chaque mouvement, bougeait chaque
membre de son corps pour expliquer la scène, l’incarnant dans chaque mouvement.
C’était un enchaînement bref, mais il provoqua un silence soudain. Le
professeur sourit.
« Bien, ne rate plus le début des
séances maintenant Hyôga. »
Relevant
le menton, le jeune garçon se plaça dans le groupe, le coin des lèvres
légèrement retroussé sur une moue orgueilleuse. Personne n’osa lui faire de
remarques durant le cours.
La
brise se levait sur le soleil couchant, allongeant l’air mouillé dans les
cheveux blonds de Hyôga. Un sac léger sur l’épaule, le jeune Russe remontait
l’allée vers l’entrée du manoir, plongeant son dédain de surface sur les fleurs
fragiles du parterre. Les galets crissèrent derrière son pas, et il s’arrêta
pour regarder qui le suivait. Cheveux longs trop gorgés d’humidité pour flotter
au vent, col mao lui serrant la gorge, démarche calme, Shiryû était
caractéristique dans cette masse d’enfants. Il continua de marcher jusqu’à
Hyôga.
« Tu
es vaniteux », déclara-t-il sans préambule.
Le
visage de Hyôga se durcit.
« Non,
je suis juste meilleur que les autres », répliqua-t-il.
Ses
yeux de glacier glissèrent vers Shiryû. Nullement impressionné, ce dernier
poussa une mèche brune derrière son oreille.
« Tu
n’avais qu’à faire le kata, pas à le jouer.
– Pourquoi
ne faire qu’effleurer la perfection ?
– La
perfection ?, hoqueta subitement Shiryû. Tu n’as rien compris. L’important
du kata, c’est le sens, pas son esthétisme. Tu n’as joué que du second, voulant
éblouir, nous écraser de ta supériorité. »
Hyôga
eut un rire sourd en recommençant à marcher.
« Crois ce que tu veux… Mais dis-moi, rajouta-t-il avec un léger
coup d’œil en arrière, ne veux-tu pas nous écraser de ton intelligence ?
Dis-moi Shiryû ? »
L’adolescent
brun le regarda en silence, sans répondre. Hyôga ricana.
« Un
passage de la Bible dit qu’il faut regarder la poutre dans nos yeux avant de
critiquer la paille de notre voisin. A plus Shiryû ! »
Il
fit un geste moqueur de la main vers son camarade. Pour qui se
prenait-il ? Comment osait-il lui faire la morale ? Lui qui croyait
tout connaître su monde ? Hyôga enrageait. A une exception près, il
n’aimait pas les gens d’ici, ça se confirmait. Il se mordit les lèvres. On lui
faisait partager sa chambre avec ce maudit Shiryû. Ce dernier en avait conclu
qu’il pouvait morigéner son camarade à volonté semblait-il. Hyôga poussa un
soupir d’exaspération.
C’était
l’un des rares souvenirs qu’il lui restait avec son chapelet. Une vieille bible
d’étude, au cuir rongé par le temps, les pages si fines que de petits trous les
avaient percées. Mais elle était son trésor. Les mots en cyrillique avaient la
voix douce de sa mère quand elle les prononçait, l’odeur de son parfum était
restée prisonnière sur l’encre noire. Cérémonieusement, chaque soir Hyôga en
lisait un passage. Il s’asseyait sur son lit, ramassait ses pieds nus sous ses
genoux, et ouvrait le livre au hasard. Puis il s’imprégnait du passage, tentant
de se souvenir de ce que sa mère en disait.
Vanité
des vanités, dit l'Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité.
La porte s’ouvrit, accueillant un Shiryû à l’air grave.
Il regarda son camarade de chambrée, blotti sagement sur son lit. Ses mains
étaient ouvertes sous la couverture brune, l’index retenant la page. La bouche
serrée s’adoucissait sur les mèches d’or fin la frôlant. Les yeux d’un bleu pur
se relevèrent soudain sur l’intrus. Shiryû referma la porte.
« Je voulais m’excuser »,
commença-t-il.
Le regard ferme de Hyôga ne plia pas.
« Je t’ai jugé trop vite, poursuivit
Shiryû. Je ne crois pas que tu aies quasiment dansé ton kata pour
briller. »
Il s’assit aux côtés du jeune Russe, les doigts
s’écarquillant sur le drap blanc.
« En fait… Je te comprends mieux que tu
ne crois. Ici, personne ne le sait mais… »
Il avait rejeté sa tête en arrière, les yeux posés sur
ses pensées vagues.
« Dans mon orphelinat, on croyait —
peut-être à juste titre — que je ne suis pas complètement japonais. On me
raillait sur ça. Alors, je me suis plongé dans la culture qu’on me prêtait, et
m’y suis abrité. Ici, je n’en ai rien dit, on croit juste que c’est ma passion.
Et tu as raison… Je me cache derrière ma culture, je fais croire que je suis
sage, alors que je ne sais rien. Un jour, j’aimerais l’être tu sais, mais là,
je triche. »
Il se redressa, posant sa vision sur son voisin. Ce
dernier avait adouci son regard.
« Peut-être que j’ai fait exprès
d’exagérer les mouvements cette après-midi, finit par dire Hyôga.
Peut-être. »
Shiryû sourit :
« Alors, faisons la paix, ça te
dit ?
– D’accord », sourit aussi Hyôga.
Il replongea les yeux sur sa lecture.
J'ai appliqué mon cœur à connaître
la sagesse, et à connaître la sottise et la folie; j'ai compris que cela aussi
c'est la poursuite du vent.
Car avec beaucoup de sagesse on a
beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur.
Hyôga
agita la tête en souriant délicatement.Suite -> Chapitre 7
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire