dimanche 10 juin 2012

L'amour ne suffit pas : chapitre 4


Chapitre 4 — Île de Death Queen


            La terre même semblait le brûler. Au loin un des volcans murmurait son dédain et la chaleur s’infiltrait dans chacun de ses pores. L’air cendré s’infiltra dans ses poumons, et il cracha la poussière.
            L’homme qui le conduisait ricana :
  « Tu t'y feras, on s'y fait tous ici ! »
            Le jeune homme essuya son visage gris. Le monde était beige et rouge, en un éclat sombre. Et pourtant, des champs s'épanouissaient sous les montagnes. Il voyait des formes penchées vers les cultures, en silhouettes frêles. L'une releva son visage hâlé vers lui. Il frémit. Elle ne devait pas avoir plus de dix ans, et sous ses longs cheveux noirs, ses yeux bruns semblaient résignés. Des enfants, les esclaves étaient des enfants. Il frotta les ecchymoses qui disparaissaient sur sa peau, gratta le derme solide.
            Shun.
            Il n'était pas là.
            C'était une bonne chose.
            Ikki détourna le regard, et cacha sa honte en fixant l'horizon rouge. L'homme qui l'accompagnait riait encore :
  « Mais dis-moi, tu es le petiot qui va aller avec Guilty ! Pas sûr que tu survives longtemps avec tes airs d'hirondelle égarée. »
            Ikki serra les lèvres. Petiot ? Hirondelle ? Personne n'avait jamais pensé ça de lui. Il fixa son guide. Il était épais, avec des muscles saillants, qui gonflaient de façon visible sous la luminosité basse. Une odeur musquée coulait sur sa peau suante et ses yeux ne tremblaient pas. Ikki devait devenir comme lui. Non, il devait devenir plus fort que lui. Plus musclé, plus puissant. Que sa seule présence impressionne. Ikki se le jura.
            Il tâta au fond de son sac la forme rassurante du portrait. Même sans le voir, le savoir là lui donnait du courage. Il connaissait chaque trait du visage fin de la photo. Mais avoir la certitude qu'il ne les oublierait pas chauffait son cœur. Ikki griffa le cuir du cadre.

            Le chemin montait en cailloux pointus. Le volcan le plus proche englobait tout le champ de vision. Massif, large. Une odeur de soufre envahissait les poumons, assiégeait les narines en reflux.
  « Ah ! Cela sent la maison ! Tu aimes les œufs, petiot ? », se moqua le guide.
            Ikki continua d'avancer sans rien dire. Son guide lui désigna un bâtiment au loin.
  « Ca, c'est ma ferme ! Le sol volcanique est fertile. J'ai plusieurs esclaves pour l'entretenir. »
            Il sourit en dévoilant ses dents noircies.
  « Mais ne t'approche pas d'elle petiot ! Ou tu auras affaire à moi ! »
            Il brandit le point. Le silence d'Ikki sembla plaire à l'homme.
  « T'es bientôt arrivé à ton nouveau chez toi ! Regarde sur la droite ! »
            Au milieu d'un sol crotté, une maison grossière en pierre se dressait, squelette décharné sous le volcan imposant. Des pierres avaient été disposées en arc de cercle vers l'arrière et une sorte de terrain grossier se dégageait. Figure terreuse au centre, un homme leur tournait le dos. Il remuait ses trapèzes en roulant les épaules, semblant indifférent au reste.
            Le fermier le héla :
  « Hey Guilty ! J'ai ton petiot !
  – Je n'en veux pas, souffla l'intéressé. Qu'il rentre chez lui. »
            Ikki ouvrit la bouche de contestation avant de se raviser. Il avança vers la masse compacte de son futur maître et s'inclina.
  « Je m'appelle Ikki. Je viens du Japon. Heureux de vous connaître.
  – Je t'ai dit de rentrer chez toi. Je ne veux pas de toi. Aucun de vous n'est assez fort pour le phénix, aucun, répondit Guilty sans même se retourner.
  – Je suis fort Maître ! Testez-moi !», protesta Ikki.
            L'homme se retourna enfin. Le jeune homme empêcha un sursaut soudain, alors qu'il voyait enfin Guilty. Un masque large recouvrait son visage, en formes étranges qui lui rappelait vaguement les sculptures d'Okinawa, sans correspondre tout à fait.
  « Maître ? Je ne suis le maître de personne ! Et quant à te tester... »
            Il lança sans prévenir son pied dans le ventre du jeune homme non préparé. Ikki cracha sous l'impact. Guilty continua d'enchaîner les coups sans retenue. Ikki tentait de voir les mouvements arriver vers lui, mais Guilty allait bien plus vite que ce qu'il avait jamais vu. L'homme ricana. Ikki réalisa brusquement que Guilty prenait du plaisir à le frapper, que ça l'amusait. Une fureur soudaine l'envahit. En un réflexe, il décomposa enfin les gestes, et saisit le pied qui revenait le frapper.
Guilty cessa brusquement.
  « La rage... La haine... Tu vois les choses que les autres ne voient pas grâce à elles... »
            Ikki leva un œil interloqué.
  « Oui... Tu as le potentiel... Je te détruirai mais tu l'as... »
            Ikki frémit sous la menace. Cet homme était fou. Mais le jeune garçon n'avait pas le choix. Ou plutôt, il l'avait déjà fait en changeant sa place avec celle de son frère. Shun. Au moins, il ne vivait pas ça. Où qu'il soit, malgré la description horrible, il ne vivait pas ça.
            Ikki sourit à Guilty :
  « Vous m'acceptez donc, Maître?
  – Pffff, pas de maître ! Mais tu peux rester. »

            Ikki le suivit dans la maison grise en serrant les poings.
            L’armure. Il ne devait penser qu’à l’armure. Puis il retrouverait son frère.
            L’armure.


            Guilty semblait confondre entraînement et violence. Il ne retenait pas ses coups, et les faisait pleuvoir tant qu’Ikki ne trouvait pas la faille. Le corps du jeune homme avait bleui en une semaine.
            Le soir, allongé sur la pierre nue, il massait sa peau douloureuse, la sentait s’épaissir. Ses doigts devenaient calleux à force de parer les chocs des combats. Le souffle acide de l’atmosphère brûlait ses plaies et Ikki serrait les dents. Il plongeait la main dans son sac, sortait le cadre de cuir, et regardait le visage doux, caressait les cheveux châtains. La photo lui rappelait que par delà l’atmosphère cendrée, par delà la brutalité, la pureté existait et qu’il la protégeait. Oui, il avait bien fait… Et sur cette pensée, sa conscience s’évanouissait en un sommeil profond.
            Le matin, la chaleur le réveillait, et son corps souffrant gémissait sous le souffle sulfureux. Guilty recommençait à le frapper, et Ikki voyait de mieux en mieux ses attaques. Parfois, il avait l’impression de voir en ralenti les mouvements, chorégraphie décomposée. Puis il ne percevait plus rien, et pensait avoir rêvé.
            Le soleil perçait les nuages de fumée et brûlait la terre brune. Par quel miracle les récoltes prospéraient-elles ? Ikki se le demandait en fin d’après-midi. Il s’asseyait après que son maître avait déclaré la fin des combats, et il regardait le vert des cultures. Elles ondulaient doucement sous le vent du soir, égayaient son regard. Les corps minces des esclaves arrosaient, redressaient, ramassaient. Ils formaient un ballet étrange, vie égarée au milieu de l’enfer. Leurs visages étaient émaciés, et leurs yeux souvent ternes, gagnés par le désespoir. Ikki les regardait sans oser les aider, honteux de sa conduite.
            Shun leva alors son minois délicat vers lui. Il avait toujours son sourire doux, et malgré l’esclavage, n’était pas encore démoralisé. Ikki sursauta. Que faisait-il ici ? Son frère… La seule personne qu’il aimait, celui pour qui il s’était sacrifié. Shun fit tomber son panier de légumes et se pencha pour le ramasser. Ikki avait déjà bondi pour l’aider.

  « Merci ! », répondit une voix féminine.
            Brutalement, Ikki vit enfin les quelques différences. Les cheveux étaient plus clairs, les yeux bleus, et la tonalité signalait une jeune fille. Elle lui souriait gentiment, insouciante de sa robe en haillons. Il bredouilla quelques mots et repartit vers la maison de Guilty. Elle avait jusqu’au sourire de Shun. Il ne la voyait pas elle, il voyait son frère. C’était trop perturbant.
  « Bonne soirée ! », souhaita-t-elle d’une voix enjouée dans son dos.
            Ikki courut pour se cacher.

            Il descendit les marches, froid apaisant sous ses pieds, et s’assit près de son sac. Hésitant, il laissa ses doigts caresser le tissu du bagage, n’osant pas l’ouvrir. Brise douce de printemps, vol d’oiseaux dans ses yeux clairs… Shun… Ikki soupira et tira la fermeture éclair. Le cadre était là, présence rassurante. Shun souriait sur la photo, de ce sourire pur, bonté naturelle. Ikki plongea les yeux sur l’image, se ressourça.
            On lui arracha le cadre des mains.
            Il ne l’avait pas entendu venir, trop concentré sur ses souvenirs. Guilty ricana en observant la photo.
  « Qu’avons-nous là ? Oh un jeune garçon tout frêle et fin ! Qui est-ce Ikki ?
  – Mon… mon frère, Shun.
  – Oh tu as un petit frère, et tu as apporté une photo de lui, comme c’est mignon ! », s’exclama outrageusement Guilty.
            Il leva le cadre au dessus de sa tête et tournoya.
  « A la base, c’est lui qui devait venir ici, mais j’ai pris sa place », expliqua Ikki.
            Guilty cessa de s’agiter et pencha son visage masqué vers le jeune homme.
  « Mais c’est intéressant comme histoire… Quel courage et quel amour fantastique ! Comme tu dois l’aimer Ikki ! »
            Le jeune Japonais regarda les moulures sans répondre. Guilty observa à nouveau la photo et rit.
  « Tu n’as rien compris Ikki… Je suis… sérieux ! », affirma-t-il sur un ton doucereux.
            Il sortit la photo du cadre et la déchira avant qu’Ikki ne comprenne l’intention. Les morceaux flottèrent vers le sol, pétales blancs arrachés.
  « Non ! », s’exclama Ikki.
            Guilty cracha sur les débris avant de les piétiner.
  « Tu es là pour haïr Ikki, pas pour aimer. Comment oses-tu aimer quelqu’un à cause de qui tu es ici ? C’est à cause de lui que je te bats, toi, c’est à cause de lui que chaque parcelle de ton corps te fait souffrir, c’est à cause de lui que tes poumons sont encrassés de soufre. Aimer un être pareil ? Tu devrais le haïr ! »
            Il remonta les marches, tournant le dos au jeune homme.
            Ikki contempla les morceaux déchirés, et les rassembla vers lui. Ils étaient trop fins, salis par la terre et la salive.
            A l’abri des regards, Ikki pleura.


Suite -> Chapitre 5

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