Chapitre 9 —
Cascade de Lu Shan
Il avait réussi.
L'eau coulait en flots scintillants, transparence
bleutée qui laissait entrevoir la roche de la montagne. Le son sourd de son
cours clapotait en gouttelettes légères, éclaboussant la mousse collée à la
pierre, la léchant d’une écume mousseuse. La cascade montait en fraîcheur
douce, geyser éclatant sous le soleil, ses paillettes effervescentes
scintillaient sous le ciel léger.
Derrière lui, il entendit la voix perçante de
Shunrei s'élever en exclamation surprise. Fier il se retourna. Son maître le
regardait impassible, un œil sombre sous son chapeau. Rien sur ses traits usés
ne laissait entrapercevoir une quelconque joie. En fait il paraissait même
mécontent.
« Maître, j'ai
réussi ! La cascade, j'ai inversé son cours ! »
Le vieil homme fit claquer son bâton par terre.
« Tu en as mis
du temps... Et en plus regarde-moi ce travail mal fait ! »,
ragea-t-il.
Shiryû ouvrit la bouche de protestation et se
retourna pour admirer son œuvre. La cascade choisit ce moment-là pour retomber
en chute violente vers lui, le projetant vers l'arrière. Le cri de Shunrei
l'accompagna alors qu'il était rejeté vers la maison, impuissant. La jeune
fille courut vers lui et le redressa, l'air soucieux.
« Shiryû... Tu
vas bien ? », demanda-t-elle, inquiète.
Il s'efforça de lui sourire. Son corps lui faisait
mal, mais ce n'était pas grave. Il vit son visage s'apaiser, ses cils se
relâcher.
« Je suis rassurée...
», inspira-t-elle.
Shiryû se redressa et avança vers Dohko. Son maître
restait assis, impassible. Shiryû s'inclina :
« Vieux maître...»
Dohko
consentit finalement à relever la tête et posa un regard lourd sur son élève,
plongeant ses yeux sombres au fond de lui, semblant juger toute son âme. Shiryû
se sentit désarmé. Enfin, le vieil homme consentit à baisser les yeux et
soupira :
« Shiryû... Tu
n'as pas pensé à ce qui se passerait après ? C'est bien de parvenir
à renverser la cascade, encore faut-il prévoir que ce ne sera pas éternel et
qu'elle risque de te retomber dessus... »
Bien sûr... C'était si logique... Il n'y avait
juste pas pensé. Il sourit.
« Merci vieux maître... »
La pupille de Dohko brilla soudainement et il se
mit à rire.
« Tu es complètement
trempé... Va te changer ! »
Shunrei saisit la main de Shiryû et l'entraîna vers
la maison.
« Tu comptes l'aider
Shunrei ? », se moqua gentiment le vieil homme.
La jeune fille rougit mais ne lâcha pas la main
humide. Shiryû sentit brutalement sa poitrine se serrer sans comprendre.
« Tiens !»
Elle glissa une serviette épaisse dans les mains de
Shiryû. Il la remercia. Elle avait de longs doigts fins, des cils épais qui
ombraient ses iris, une bouche menue en forme de cœur...
Il l’avait toujours su, mais ces dernières années
l’avaient épanouie. Elle irradiait sous ses yeux, elle était une vague
d’énergie douce.
Des gouttes lourdes tombaient de ces vêtements mouillés,
détrempant le plancher.
« Shiryû !, hoqueta Shunrei. Tu
inondes le sol, va te changer ! »
Il se força à ne plus la regarder, à détacher son regard
de ses traits fins. L’eau glissa sous ses pieds jusqu’à sa chambre, en sillon
humide.
L’air était frais le soir, il s’étalait le long de la
montagne, encerclait la cascade des rayons rouges du crépuscule. Shiryû s’était
avancé vers la cascade, la regardait chuter en se moquant de lui. Il sourit. Il
l’avait vaincue, qu’elle bruisse tant qu’elle voulait.
Une présence douce et familière s’approcha derrière lui.
Elle avait croisé les mains et regardait l’eau tomber du coin de ses yeux
sombres.
« Et maintenant ? »,
demanda-t-elle.
Il se retourna pour lui sourire.
« J’ai promis de revenir avec l’armure
au Japon, c’est un vieux contrat… Je suis obligé de l’honorer. »
Elle frémit en desserrant les doigts.
« C’est ton armure… Reste… Rien ne
t’oblige à y aller. Tu n’avais que treize ans ! Une promesse d’adolescent
n’a pas à être tenue », réfuta-t-elle.
Elle se rapprocha de lui et se serra contre son épaule.
« Le vieux maître t’a donné une armure
et tu veux la donner ? »
Il rit doucement.
« Je ne veux pas la donner… Je veux
juste retourner là-bas, honorer ainsi ma dette, puis je serai libre… »
Shunrei se hissa sur la pointe de ses pieds et
serra ses bras autour de son cou.
« Ne comprends-tu
pas ? J'ai peur que tu t'en ailles... »
Il trembla. Les longs cheveux frôlaient sa joue en
fils fous, caressaient son âme tiède. Elle rapprocha ses lèvres roses et
chuchota.
« Nous ne sommes plus
des enfants tu sais... Je suis lasse de t'attendre. »
Il
ne savait que répondre, il n’osait pas.
A
regret, la forme tiède se détacha de lui et repartit silencieusement vers la
maison.
Shiryû
frissonna. Il avait froid. Le corps chaud de la jeune femme avait laissé un
vide douloureux dans son dos, et son départ le glaçait.
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