dimanche 24 juin 2012

L'amour ne suffit pas : chapitre 9


Chapitre 9 — Cascade de Lu Shan



            Il avait réussi.
            L'eau coulait en flots scintillants, transparence bleutée qui laissait entrevoir la roche de la montagne. Le son sourd de son cours clapotait en gouttelettes légères, éclaboussant la mousse collée à la pierre, la léchant d’une écume mousseuse. La cascade montait en fraîcheur douce, geyser éclatant sous le soleil, ses paillettes effervescentes scintillaient sous le ciel léger.
            Derrière lui, il entendit la voix perçante de Shunrei s'élever en exclamation surprise. Fier il se retourna. Son maître le regardait impassible, un œil sombre sous son chapeau. Rien sur ses traits usés ne laissait entrapercevoir une quelconque joie. En fait il paraissait même mécontent.
  « Maître, j'ai réussi ! La cascade, j'ai inversé son cours ! »
            Le vieil homme fit claquer son bâton par terre.
  « Tu en as mis du temps... Et en plus regarde-moi ce travail mal fait ! », ragea-t-il.
            Shiryû ouvrit la bouche de protestation et se retourna pour admirer son œuvre. La cascade choisit ce moment-là pour retomber en chute violente vers lui, le projetant vers l'arrière. Le cri de Shunrei l'accompagna alors qu'il était rejeté vers la maison, impuissant. La jeune fille courut vers lui et le redressa, l'air soucieux.
  « Shiryû... Tu vas bien ? », demanda-t-elle, inquiète.
            Il s'efforça de lui sourire. Son corps lui faisait mal, mais ce n'était pas grave. Il vit son visage s'apaiser, ses cils se relâcher.
  « Je suis rassurée... », inspira-t-elle.
            Shiryû se redressa et avança vers Dohko. Son maître restait assis, impassible. Shiryû s'inclina :
  « Vieux maître...»
Dohko consentit finalement à relever la tête et posa un regard lourd sur son élève, plongeant ses yeux sombres au fond de lui, semblant juger toute son âme. Shiryû se sentit désarmé. Enfin, le vieil homme consentit à baisser les yeux et soupira :
  « Shiryû... Tu n'as pas pensé à ce qui se passerait après ? C'est bien de parvenir à renverser la cascade, encore faut-il prévoir que ce ne sera pas éternel et qu'elle risque de te retomber dessus... »
            Bien sûr... C'était si logique... Il n'y avait juste pas pensé. Il sourit.
  « Merci vieux maître... »
            La pupille de Dohko brilla soudainement et il se mit à rire.
  « Tu es complètement trempé... Va te changer ! »
            Shunrei saisit la main de Shiryû et l'entraîna vers la maison.
  « Tu comptes l'aider Shunrei ? », se moqua gentiment le vieil homme.
            La jeune fille rougit mais ne lâcha pas la main humide. Shiryû sentit brutalement sa poitrine se serrer sans comprendre.

  « Tiens !»
            Elle glissa une serviette épaisse dans les mains de Shiryû. Il la remercia. Elle avait de longs doigts fins, des cils épais qui ombraient ses iris, une bouche menue en forme de cœur...
            Il l’avait toujours su, mais ces dernières années l’avaient épanouie. Elle irradiait sous ses yeux, elle était une vague d’énergie douce.
            Des gouttes lourdes tombaient de ces vêtements mouillés, détrempant le plancher.
  « Shiryû !, hoqueta Shunrei. Tu inondes le sol, va te changer ! »
            Il se força à ne plus la regarder, à détacher son regard de ses traits fins. L’eau glissa sous ses pieds jusqu’à sa chambre, en sillon humide.


            L’air était frais le soir, il s’étalait le long de la montagne, encerclait la cascade des rayons rouges du crépuscule. Shiryû s’était avancé vers la cascade, la regardait chuter en se moquant de lui. Il sourit. Il l’avait vaincue, qu’elle bruisse tant qu’elle voulait.
            Une présence douce et familière s’approcha derrière lui. Elle avait croisé les mains et regardait l’eau tomber du coin de ses yeux sombres.
  « Et maintenant ? », demanda-t-elle.
            Il se retourna pour lui sourire.
  « J’ai promis de revenir avec l’armure au Japon, c’est un vieux contrat… Je suis obligé de l’honorer. »
            Elle frémit en desserrant les doigts.
  « C’est ton armure… Reste… Rien ne t’oblige à y aller. Tu n’avais que treize ans ! Une promesse d’adolescent n’a pas à être tenue », réfuta-t-elle.
            Elle se rapprocha de lui et se serra contre son épaule.
  « Le vieux maître t’a donné une armure et tu veux la donner ? »
            Il rit doucement.
  «  Je ne veux pas la donner… Je veux juste retourner là-bas, honorer ainsi ma dette, puis je serai libre… »
            Shunrei se hissa sur la pointe de ses pieds et serra ses bras autour de son cou.
 « Ne comprends-tu pas ? J'ai peur que tu t'en ailles... »
            Il trembla. Les longs cheveux frôlaient sa joue en fils fous, caressaient son âme tiède. Elle rapprocha ses lèvres roses et chuchota.
 « Nous ne sommes plus des enfants tu sais... Je suis lasse de t'attendre. »

            Il ne savait que répondre, il n’osait pas.
            A regret, la forme tiède se détacha de lui et repartit silencieusement vers la maison.
            Shiryû frissonna. Il avait froid. Le corps chaud de la jeune femme avait laissé un vide douloureux dans son dos, et son départ le glaçait.
            La cascade crépitait sans changer, clapotis léger et gelé.


Suite -> Chapitre 10

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire