Chapitre 1 — Île d’Andromède
La
mer.
Il
était de l’autre côté.
La
mer s’étendait vers le ciel orangé, fuyait vers ses bras. Il les devinait au
loin, ils étaient toujours puissants et robustes, avec ses muscles qui jouaient
sous la peau brune, une ancre d’habitude et de soulagement Oh oui, ils étaient
certainement toujours ainsi. Et le soir, quand le soleil plongeait dans
l’océan, le ciel avait la couleur de ses yeux, bleu sombre, vibrant de flammes.
Au loin, par delà la mer, il était là, fort et solide, et Shun lui envoyait son
cœur.
Soupirant,
le jeune garçon tourna le dos à regret aux flots et repartit vers les terres.
Le froid commençait à descendre sur la roche nue, en buée légère sur les
pierres encore chaudes du jour. C’était une heure agréable, où l’air doux se
collait à sa peau rougie, apaisait les brûlures du soleil et où le givre ne
glaçait pas encore sa sueur délicate.
Un
an déjà, un an. Il n’en revenait pas d’être toujours indemne. Les conditions de
vie sur l’île étaient dures, mais il était quand même chanceux grâce à ses
rencontres. Son maître était un homme bon, patient et généreux. Sa camarade,
quoiqu’un peu austère, avait fini par s’adoucir quand elle avait compris qu’ils
ne voulaient pas la même armure.
Sa
vie était ordonnée selon des règles strictes. Se lever avec le soleil, chercher
de l’eau à l’unique puits près de leurs habitations, cuisiner, manger,
s’entraîner, manger, s’entraîner, manger, détente le soir, dormir au coucher de
soleil. L’entraînement n’était pas que physique, bizarrement. Shun ne s’y
attendait pas du tout, et avait été surpris. Se concentrer, ressentir l’énergie
autour de soi et en soi, la manier jusqu’à l’explosion.
« C’est dur ! », avait protesté June, sa camarade
d’entraînement.
Il
n’avait pas osé répondre qu’il trouvait cela enfantin et le faisait avant même
d’arriver. Mais son maître lui montrait comment mieux dominer la chose, mieux
la contrôler, et il lui en était infiniment reconnaissant. Pourtant il avait
toujours peur. S’il se lâchait vraiment, il ne répondait pas de la sécurité et
n’osait donc rien manifester. Daidalos, son maître, serrait les bras, l’air
peiné.
« Tu
n’essaies même pas Shun… »
Shun
baissa les cils sur ses yeux hésitants, et lâcha ses épaules.
« Bats-toi ! »
Daidalos
le saisit par le bras et le fit passer par-dessus son corps. Shun heurta le sol
rocheux en grimaçant. Il se redressa et sourit. Daidalos n’éprouvait plus de
surprise face au visage quasiment toujours souriant du jeune homme, mais il se
demandait encore s’il pouvait réellement faire un guerrier de cette nature
douce. Shun tendit les mains vers le poignet de Daidalos et tenta de tirer
dessus, sans même réussir à le bouger d’un centimètre. Il posa avec hésitation
son pied droit sur le ventre de son maître et retenta la manœuvre. Son pied glissa
sur le terrain poussiéreux et il tomba.
« Tu
n’essaies pas Shun, dit d’une voix froide Daidalos. Certes tu essaies de
reproduire le geste que je t’ai enseigné, mais tu le fais avec la délicatesse
d’une jouvencelle rougissante et non avec le cœur concentré dans l’action. Ne
pense plus le geste, ne le décortique plus. Imprègne toi en, et laisse-le
sortir de toi !
–
J’essaierai Maître… », bredouilla Shun en s’inclinant.
Daidalos
grommela et appela June. La jeune fille s’avança et en un mouvement rapide
passa son maître au-dessus de son épaule. Daidalos se releva en riant et la
félicita. Il se rapprocha de Shun.
« Tu
vois Shun, ce n’est pas une question de force physique. La connaissance est
là !, insista-t-il en tapotant le crâne du jeune homme. Mais tu ne la
laisses pas sortir de toi !
–
J’ai… », commença Shun avant de se raviser.
Daidalos
fronça les sourcils.
« Qu’as-tu Shun ?, demanda-t-il d’un ton doux.
Les
yeux de Shun eurent un éclat triste.
« J’ai
peur…, avoua-t-il.
–
Peur ?, s’étonna son maître.
– Oui, peur
de vous faire du mal… », avoua le jeune homme.
Daidalos
écarquilla les yeux de stupeur avant de se mettre à rire.
« Tu
ne me feras pas de mal Shun, ça je peux te le garantir.
– J’ai déjà
fait du mal sans le vouloir…, argua Shun.
– A un
Chevalier d’Argent ?
– Non…
– Alors tu
vois ! », l’interrompit Daidalos.
Il
tapota sur l’épaule protégée du jeune homme, qui lui lança un sourire abattu.
« Allez, va chercher du poisson et des algues !, ordonna-t-il.
June !, ajouta-t-il, toi aussi ! »
Les
jeunes gens saluèrent Daidalos et partirent vers la mer.
Ses
épaules restaient immobiles alors qu’elle avançait en pas rapides. A ses côtés,
Shun tenta de rompre le silence de sa camarade. Elle l’intimidait un peu et il
ne parvenait pas bien à la comprendre, son masque de métal le coupant des
émotions de son visage.
« Et
combien de temps devrons-nous encore rester là à ton avis ?, demanda-t-il.
– Jusqu’à
ce que nous soyons assez forts pour mériter l’armure, dit-elle d’une voix
monocorde.
– Et
combien de temps…
– Tu
t’occupes des algues, je pêcherai, le coupa-t-elle. Tu n’aimes pas ça. »
Shun
opina de la tête, comprenant qu’elle ne voulait pas parler. Il la regarda
dégager ses longs cheveux blonds derrière son épaule, et retirer la canne à
pêche de derrière un rocher. Elle escalada en petits sauts les rochers de la
plage et s’installa sur un rocher plus haut qui donnait sur une partie plus
profonde de l’océan.
En
un soupir, Shun saisit le panier de paille souple et s’avança dans la mer.
Quelques fils avaient été tendus dans l’eau et ensemencés d’algues comestibles.
Il les ramassait entre ses doigts mouillés et les posait dans son panier qui
flottait à son côté. Il aimait bien ça. Les algues, quoique différentes, lui
rappelaient un peu la cuisine japonaise, et aller dans l’eau rafraîchissait
quelques minutes son corps échauffé.
L’air
marin s’infiltrait dans ses poumons et le courant fouettait ses cuisses. Son corps
s’était progressivement durci sans qu’il ne le réalise. Le sel léchait ses
écorchures, rentrait sous sa peau douce, et la mer forgeait sa chair plus
sûrement que tout entraînement.
Il
ne s’en rendait compte que distraitement le soir, quand ils s’asseyaient autour
du feu, Daidalos et lui. June restait manger dans sa case, masque oblige, et
Shun restait à bavarder avec son maître. Ce dernier était facilement jovial les
soirs, et lui parlait un peu de l’île et des environs.
« C’est une toute petite île, mais ça tu l’as déjà vu ! Le
bateau qui nous ravitaille vient d’une île plus grande, à quelques miles
seulement d’ici… Je vous y enverrai parfois pour certaines commandes spéciales.
Les gens là-bas sont conviviaux, tu t’entendras facilement avec eux.
– Vous croyez ? »
Shun
serra le plaid de laine autour de lui. Le soleil était bas sur le sol et il
commençait à geler. Il n’était pas encore habitué au désert, et le contraste du
froid piquait sa peau rougie en crevasses de sueur, rayant l’épiderme fragile.
Daidalos
eut un rire franc.
« N’aie pas honte de tes qualités ! Ta gentillesse ne peut que
leur plaire. »
Shun
lui sourit en réponse.
La
nuit, il se faufilait entre ses draps et regardait la photographie posée sur la
table de chevet. Son frère y était enfant, et le serrait dans ses bras. La
photographie était déjà vieille mais elle rassurait Shun. Il fixait chaque
ligne du visage pour n’oublier aucun trait, chaque contour. Une main serrée sur
le pendentif autour de son cou, il murmurait. Oui, je te le promets, je
reviendrai… Il lui fallait donc l’armure. Il lui fallait ne pas hésiter,
faire ce qu’on attendait de lui pour ça. Mais il ne voulait pas faire de mal,
il ne voulait pas…
Le
matin, il glissait le sable le long de sa peau, frottant la dureté de son
entraînement, étirant toute aspérité. Ses doigts s’allongeaient sur son corps
adouci, étalant le sable minutieusement. Il effaçait ses rêves agités, sa peur,
ses pensées désordonnées. Puis il plongeait dans l’océan, riant doucement sous
la tiédeur de l’aube. En sortant, il saisissait le seau d’eau douce et se
rinçait. Le soleil filtrait sur ses cheveux blondissant sous le climat, tentant
de brûler la peau rose. Il enfilait sa tenue d’entraînement sur sa peau sèche
et soupirait. En pas précipités, il courait alors retrouver son maître pour une
nouvelle journée d’entraînement.
Les
jours glissaient sur la roche noire effritée par le temps. Shun commençait à en
perdre le compte. Les parois avaient été rongées en formes étranges qui se
transformaient en terrain d’entraînement selon l’humeur du moment de Daidalos.
Dans une volute lisse ou entre des pics pointus, sous l’ombre du volcan ou les
pieds dans le sable de la plage, les gestes différaient, mais le but était le
même : qu’il ose, qu’il ose.
En
un cri silencieux, Shun se répétait un nom, en litanie secrète, pour ne pas
l’oublier, pour l’ancrer en lui, pour tenter enfin.
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