dimanche 10 juin 2012

Enfance délaissée : chapitre 7


Chapitre 7 : Shun (et Ikki)


            Le sol était froid. Recroquevillant les mains sur ses genoux, il balança furtivement son corps pour réchauffer sa fesse rafraîchie. L’obscurité relative du lieu lui plaisait. Elle le dissimulait des autres, et cachait leur agressivité. Il regarda les lignes du carrelage, comptant le nombre de dalles de marbre. Une était fendillée, remarqua-t-il en enfonçant son menton entre ses genoux. Il détailla le dessin de la fissure, reconnaissant les constellations qu’il s’était inventées.
            C’était à chaque fois comme ça. Quand il était seul, les autres commençaient à se moquer dans le cours même. Puis à la sortie, ils l’attendaient. Il savait très bien ce qu’il se passait quand ils arrivaient à l’attraper, des ecchymoses bleues sur son ventre pâle se chargeaient de le lui rappeler. Mais il ne voulait pas riposter. Alors, il essayait de fuir. Quand il y arrivait, il venait se réfugier sous les escaliers de l’aile est. Il y avait un petit creux, où seul un enfant aurait pu se glisser. Il s’y faufilait, se roulait en boule, et attendait qu’on l’ait oublié, inhalant la poussière humide. Il connaissait chaque dessin sur le sol, chaque rayure sur le mur. Il les regardait, stabilité apaisante, et se narrait des histoires que le temps aurait gravées dans les fissures.
            Des bruits de pas sourds le mirent en alerte. Il serra ses jambes encore plus fort, se plaquant contre la cloison, et tenta de réduire sa respiration, inquiet à l’idée qu’on l’entende.
  « Shun… Je sais que tu es là. »
            La voix grave fut une étoile filante, promesse de fin des hostilités. Posant les mains au sol, Shun s’arracha de la cache étroite et s’élança sur le jeune homme massif. Ce dernier eut un sourire navré.
  « Tu es couvert de poussière…, remarqua-t-il en ôtant les peluches collées aux cheveux. Et tes vêtements sont humides et sales. Pourquoi faut-il toujours que tu te caches là-dessous ?, ajouta-t-il d’un soupir.
  – Pardonne-moi Ikki…, demanda Shun en baissant les yeux.
  – Ce n’est pas une question de pardon Shun… Tu n’as rien fait de mal. Mais j’aimerais juste que…
  – Que quoi ? »
            Shun releva le regard sur son frère. Ikki avait posé la main sur la joue droite de Shun, et le berçait d’un air mélancolique.
  « Je voudrais juste qu’on cesse de t’importuner… Mais Shun, ça n’arrivera pas, tu devrais… réagir, finit-il en hésitant.
  – Réagir ? Mais j’ai… peur, bredouilla Shun.
  – Tu n’as pas à avoir peur des autres, le gronda doucement Ikki en remettant une mèche derrière son oreille.
  – Je n’ai pas peur des autres », sourit tristement Shun.
            Ikki peigna pensivement la chevelure de son frère, les doigts légèrement écartés. Puis il prit sa décision, et emmena Shun à la douche.

            La lumière de la lampe se collait à son profil, traçant la ligne de son menton sur le mur derrière. Il mordillait un crayon, les cils baissés sur un ouvrage, et ses doigts tamponnaient le rebord du bureau. Ikki semblait complètement concentré. Shun lui jetait des coups d’œil occasionnels par-dessus son livre. La scène le rassurait, embaumait son cœur de bonheur tranquille. Ikki était plus âgé que les autres, et on lui donnait des devoirs plus longs que les exercices simples de son benjamin. Alangui sur son lit, Shun obscurcissait l’oreiller de ses cheveux, le poing gauche sous sa tempe, le bras rabattu contre sa poitrine. Il aimait lire, se gorger d’histoires où il baladait sa douceur.
            En un bâillement, Ikki étira ses mains croisées au dessus de sa tête. Il regarda la silhouette mince allongée sur sa gauche.
  « Il est tard, tu devrais dormir » sermonna-t-il.
            Shun lui sourit en calant son marque-page. Il posa le livre fermé sur la table de nuit simple et se blottit sous les draps. Ikki se leva et vint se pencher sur la frimousse blottie dans l’oreiller. Il remonta la couverture mécaniquement.
  « Bonne nuit », chuchota-t-il en posant un baiser délicat sur la lisière des cheveux.
            Shun lui répondit sur une voix étouffée en fermant les yeux. Oui, tant qu’il n’y avait que son frère et lui, tout allait bien. Tant qu’il n’y avait qu’Ikki et lui.

            Mais quelquefois, il y en avait d’autres. Ils l’encerclaient, l’accusaient de leur avoir fait perdre un match sans importance. L’un lui attrapait les cheveux, le tirait en arrière. Un autre lui donnait un coup de poing, qui atterrissait sur une joue délicate. Il remuait les bras, tentait de se libérer, arrachant quelques-uns de ses cheveux souples. Mais les coups pleuvaient, violaçant la peau de son visage et de son ventre. On le lâchait soudain, et il tombait par terre, ne parvenant pas à retrouver l’équilibre à temps. Les autres passaient alors aux pieds, frappant la boule humaine recroquevillée sur elle-même. Il levait les bras pour cacher son visage, priant qu’ils cessassent vite. Vite avant que le sentiment étrange qui l’emplissait de nausée ne pénétrât totalement son cerveau, vite avant qu’il ne puisse plus se contrôler.
            C’est alors qu’arrivait Ikki. Shun l’entendait hurler des insultes, frapper des corps mous, disperser le cercle d’agresseurs, repousser toute lutte loin de lui. Puis sa main se posait sur le poignet de Shun, et il l’aidait à se redresser. Il balayait son visage de toute poussière et le serrait contre lui.
            Oui, d’ordinaire ça finissait ainsi. Mais cette fois-là, une voix imprévue résonna :
  « Ikki, petit garnement, je t’y prends à battre tes camarades ! »
            Le crâne luisant, le bas du pantalon blanchi par le sable des allées, Tatsumi avait levé le poing gauche. Ses yeux noircis par la fureur se posèrent sur le jeune homme qui serrait son frère. Ikki le regarda tranquillement, seule sa main se crispa légèrement sur l’épaule de Shun. Quand Tatsumi lui saisit le poignet, il résista alors que l’intendant tentait de le tirer. Shun planta ses doigts fins dans la taille de son frère en déglutissant. Tatsumi grogna :
  « Lâche-moi cet incapable et suis-moi !
  – Il n’en est pas question. »
            Shun trembla soudain sous la voix glaciale de son frère. Cela n’irait pas. Tatsumi était furieux, et si on ne lui obéissait pas à ces moments il…
  « Oh tu me cherches vraiment toi le morveux ! », cracha Tatsumi, les yeux étrécis par la rage. Il commença à desserrer sa ceinture.
            Ikki renifla juste. Il ôta la main de l’épaule de Shun et rompit l’étreinte, un pas en avant.
  « Rentre Shun », ordonna-t-il calmement.
            Shun refusa en remuant la tête et revint s’agripper au bras de son frère. Il entendit Tatsumi ricaner.
  « Deux à la place d’un seul, ça me va, sales garnements ! »
            Ikki agrandit les yeux de panique, et allongea ses doigts vers les mains de Shun cramponnées à son bras. Quand il vit le coup de ceinture tomber, il comprit qu’il n’aurait jamais le temps et fit rempart de son corps. Tout alla alors si vite qu’il n’interpréta pas tout de suite. Shun avait tendu la main droite et attrapé le bout en cuir, et en geste étrange, avait renvoyé le coup destiné sur son expéditeur. La ceinture dans la main droite, il était plié, tremblant, et son autre main frémissait convulsivement autour du bras d’Ikki, spasme douloureux. Tatsumi était tombé, la bouche laissant échapper un filet de bave, les yeux ouverts sur sa stupeur.
            Ikki sortit de sa torpeur.
  « Viens », chuchota-t-il à Shun en lui faisant lâcher la ceinture. Il glissa une main sur la taille fine et entraîna son frère loin de la scène. Shun était hébété, il se laissait traîner sans parvenir à réfléchir. Il trébuchait parfois, mais Ikki le guidait sur le chemin, jetant des coups d’œil inquiets sur le visage pâle de Shun. Un orage avait décidé de s’inviter, il grognait sa rage sur les deux adolescents. Ikki pressa le pas, ramena Shun jusqu’à leur chambre, l’assit sur son lit.
  « Shun, Shun, regarde-moi, regarde-moi bon sang ! »
            Progressivement, le soleil revint briller dans les yeux de Shun, et le jeune garçon sourit tristement à son frère.
  « Ikki… J’ai failli, j’ai failli… »
            Ses mots s’étranglèrent. Ikki soupira de soulagement. Il tendit une serviette à Shun, caressa distraitement les mèches châtain et alla chercher la mallette à pharmacie. Il imprégna un coton d’une lotion brunâtre et tamponna les ecchymoses violaçant la peau rose de son frère. Il sentit les battements de cœur se calmer progressivement, le souffle retrouver ce rythme berçant.
  « Qu’as-tu failli faire Shun ?, osa-t-il enfin demander.
  – J’ai failli le tuer », murmura Shun.
            Ikki rit doucement :
  « J’en doute fort.
  – Et pourtant… »
            Shun écarta les doigts, ils étaient vierges de toute trace.
  « Tu vois ? », demanda-t-il.
            Ikki fronça légèrement les sourcils. Il voulait répondre mais fut interrompu par un frappement à la porte. L’un de leurs professeurs entra.
  « Ikki, tu es en punition immédiate. M. Tatsumi affirme que tu l’as agressé, et il est sérieusement amoché.
  – Il va bien ?, s’inquiéta Shun.
  – Oh, il s’en remettra. »
            Shun soupira de soulagement. Le professeur se retourna vers Ikki :
  « Alors Ikki, tu me suis ?
  – Mais Monsieur, c’est moi qui ai frappé M. Tatsumi..., protesta Shun.
  – Mais bien sûr Shun, rit le professeur. Ikki ? »
            Le dénommé se redressa, un visage déconcerté dirigé sur son frère. Shun le regarda d’un air inquiet. Ikki se força à sourire et se retourna pour sortir de la pièce. Son dos se mouilla de la giboulée des yeux de Shun qui s’était collé à lui, et quand la porte se referma derrière lui, il sentit la tempête envahir la chambre.
Non, Shun n’était plus fragile, songea-t-il en entendant le véritable orage gronder à l’extérieur. Mais il avait paradoxalement encore plus besoin de lui, réalisa-t-il le cœur serré. Le tonnerre déchira son âme.


Suite -> Chapitre 8

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