Chapitre 7 : Shun (et Ikki)
Le
sol était froid. Recroquevillant les mains sur ses genoux, il balança
furtivement son corps pour réchauffer sa fesse rafraîchie. L’obscurité relative
du lieu lui plaisait. Elle le dissimulait des autres, et cachait leur
agressivité. Il regarda les lignes du carrelage, comptant le nombre de dalles
de marbre. Une était fendillée, remarqua-t-il en enfonçant son menton entre ses
genoux. Il détailla le dessin de la fissure, reconnaissant les constellations
qu’il s’était inventées.
C’était
à chaque fois comme ça. Quand il était seul, les autres commençaient à se
moquer dans le cours même. Puis à la sortie, ils l’attendaient. Il savait très
bien ce qu’il se passait quand ils arrivaient à l’attraper, des ecchymoses
bleues sur son ventre pâle se chargeaient de le lui rappeler. Mais il ne
voulait pas riposter. Alors, il essayait de fuir. Quand il y arrivait, il
venait se réfugier sous les escaliers de l’aile est. Il y avait un petit creux,
où seul un enfant aurait pu se glisser. Il s’y faufilait, se roulait en boule,
et attendait qu’on l’ait oublié, inhalant la poussière humide. Il connaissait
chaque dessin sur le sol, chaque rayure sur le mur. Il les regardait, stabilité
apaisante, et se narrait des histoires que le temps aurait gravées dans les
fissures.
Des
bruits de pas sourds le mirent en alerte. Il serra ses jambes encore plus fort,
se plaquant contre la cloison, et tenta de réduire sa respiration, inquiet à
l’idée qu’on l’entende.
« Shun… Je sais que tu es là. »
La
voix grave fut une étoile filante, promesse de fin des hostilités. Posant les
mains au sol, Shun s’arracha de la cache étroite et s’élança sur le jeune homme
massif. Ce dernier eut un sourire navré.
« Tu
es couvert de poussière…, remarqua-t-il en ôtant les peluches collées aux
cheveux. Et tes vêtements sont humides et sales. Pourquoi faut-il toujours que
tu te caches là-dessous ?, ajouta-t-il d’un soupir.
–
Pardonne-moi Ikki…, demanda Shun en baissant les yeux.
– Ce n’est
pas une question de pardon Shun… Tu n’as rien fait de mal. Mais j’aimerais
juste que…
– Que
quoi ? »
Shun
releva le regard sur son frère. Ikki avait posé la main sur la joue droite de
Shun, et le berçait d’un air mélancolique.
« Je
voudrais juste qu’on cesse de t’importuner… Mais Shun, ça n’arrivera pas, tu
devrais… réagir, finit-il en hésitant.
–
Réagir ? Mais j’ai… peur, bredouilla Shun.
– Tu n’as
pas à avoir peur des autres, le gronda doucement Ikki en remettant une mèche
derrière son oreille.
– Je n’ai
pas peur des autres », sourit tristement Shun.
Ikki
peigna pensivement la chevelure de son frère, les doigts légèrement écartés.
Puis il prit sa décision, et emmena Shun à la douche.
La
lumière de la lampe se collait à son profil, traçant la ligne de son menton sur
le mur derrière. Il mordillait un crayon, les cils baissés sur un ouvrage, et
ses doigts tamponnaient le rebord du bureau. Ikki semblait complètement
concentré. Shun lui jetait des coups d’œil occasionnels par-dessus son livre.
La scène le rassurait, embaumait son cœur de bonheur tranquille. Ikki était
plus âgé que les autres, et on lui donnait des devoirs plus longs que les
exercices simples de son benjamin. Alangui sur son lit, Shun obscurcissait
l’oreiller de ses cheveux, le poing gauche sous sa tempe, le bras rabattu
contre sa poitrine. Il aimait lire, se gorger d’histoires où il baladait sa
douceur.
En
un bâillement, Ikki étira ses mains croisées au dessus de sa tête. Il regarda
la silhouette mince allongée sur sa gauche.
« Il
est tard, tu devrais dormir » sermonna-t-il.
Shun
lui sourit en calant son marque-page. Il posa le livre fermé sur la table de
nuit simple et se blottit sous les draps. Ikki se leva et vint se pencher sur
la frimousse blottie dans l’oreiller. Il remonta la couverture mécaniquement.
« Bonne nuit », chuchota-t-il en posant un baiser délicat sur
la lisière des cheveux.
Shun
lui répondit sur une voix étouffée en fermant les yeux. Oui, tant qu’il n’y
avait que son frère et lui, tout allait bien. Tant qu’il n’y avait qu’Ikki et
lui.
Mais
quelquefois, il y en avait d’autres. Ils l’encerclaient, l’accusaient de leur
avoir fait perdre un match sans importance. L’un lui attrapait les cheveux, le
tirait en arrière. Un autre lui donnait un coup de poing, qui atterrissait sur
une joue délicate. Il remuait les bras, tentait de se libérer, arrachant quelques-uns
de ses cheveux souples. Mais les coups pleuvaient, violaçant la peau de son
visage et de son ventre. On le lâchait soudain, et il tombait par terre, ne
parvenant pas à retrouver l’équilibre à temps. Les autres passaient alors aux
pieds, frappant la boule humaine recroquevillée sur elle-même. Il levait les
bras pour cacher son visage, priant qu’ils cessassent vite. Vite avant que le
sentiment étrange qui l’emplissait de nausée ne pénétrât totalement son
cerveau, vite avant qu’il ne puisse plus se contrôler.
C’est
alors qu’arrivait Ikki. Shun l’entendait hurler des insultes, frapper des corps
mous, disperser le cercle d’agresseurs, repousser toute lutte loin de lui. Puis
sa main se posait sur le poignet de Shun, et il l’aidait à se redresser. Il
balayait son visage de toute poussière et le serrait contre lui.
Oui,
d’ordinaire ça finissait ainsi. Mais cette fois-là, une voix imprévue
résonna :
« Ikki, petit garnement, je t’y prends à
battre tes camarades ! »
Le
crâne luisant, le bas du pantalon blanchi par le sable des allées, Tatsumi
avait levé le poing gauche. Ses yeux noircis par la fureur se posèrent sur le
jeune homme qui serrait son frère. Ikki le regarda tranquillement, seule sa
main se crispa légèrement sur l’épaule de Shun. Quand Tatsumi lui saisit le
poignet, il résista alors que l’intendant tentait de le tirer. Shun planta ses
doigts fins dans la taille de son frère en déglutissant. Tatsumi grogna :
« Lâche-moi cet incapable et suis-moi !
– Il n’en
est pas question. »
Shun
trembla soudain sous la voix glaciale de son frère. Cela n’irait pas. Tatsumi
était furieux, et si on ne lui obéissait pas à ces moments il…
« Oh
tu me cherches vraiment toi le morveux ! », cracha Tatsumi, les yeux
étrécis par la rage. Il commença à desserrer sa ceinture.
Ikki
renifla juste. Il ôta la main de l’épaule de Shun et rompit l’étreinte, un pas
en avant.
« Rentre Shun », ordonna-t-il calmement.
Shun
refusa en remuant la tête et revint s’agripper au bras de son frère. Il
entendit Tatsumi ricaner.
« Deux à la place d’un seul, ça me va,
sales garnements ! »
Ikki
agrandit les yeux de panique, et allongea ses doigts vers les mains de Shun
cramponnées à son bras. Quand il vit le coup de ceinture tomber, il comprit
qu’il n’aurait jamais le temps et fit rempart de son corps. Tout alla alors si
vite qu’il n’interpréta pas tout de suite. Shun avait tendu la main droite et
attrapé le bout en cuir, et en geste étrange, avait renvoyé le coup destiné sur
son expéditeur. La ceinture dans la main droite, il était plié, tremblant, et
son autre main frémissait convulsivement autour du bras d’Ikki, spasme
douloureux. Tatsumi était tombé, la bouche laissant échapper un filet de bave,
les yeux ouverts sur sa stupeur.
Ikki
sortit de sa torpeur.
« Viens », chuchota-t-il à Shun en lui faisant lâcher la
ceinture. Il glissa une main sur la taille fine et entraîna son frère loin de
la scène. Shun était hébété, il se laissait traîner sans parvenir à réfléchir.
Il trébuchait parfois, mais Ikki le guidait sur le chemin, jetant des coups
d’œil inquiets sur le visage pâle de Shun. Un orage avait décidé de s’inviter,
il grognait sa rage sur les deux adolescents. Ikki pressa le pas, ramena Shun
jusqu’à leur chambre, l’assit sur son lit.
« Shun, Shun, regarde-moi, regarde-moi
bon sang ! »
Progressivement,
le soleil revint briller dans les yeux de Shun, et le jeune garçon sourit
tristement à son frère.
« Ikki… J’ai failli, j’ai failli… »
Ses
mots s’étranglèrent. Ikki soupira de soulagement. Il tendit une serviette à
Shun, caressa distraitement les mèches châtain et alla chercher la mallette à
pharmacie. Il imprégna un coton d’une lotion brunâtre et tamponna les
ecchymoses violaçant la peau rose de son frère. Il sentit les battements de
cœur se calmer progressivement, le souffle retrouver ce rythme berçant.
« Qu’as-tu failli faire Shun ?, osa-t-il enfin demander.
– J’ai
failli le tuer », murmura Shun.
Ikki
rit doucement :
« J’en
doute fort.
– Et
pourtant… »
Shun
écarta les doigts, ils étaient vierges de toute trace.
« Tu
vois ? », demanda-t-il.
Ikki
fronça légèrement les sourcils. Il voulait répondre mais fut interrompu par un
frappement à la porte. L’un de leurs professeurs entra.
« Ikki, tu es en punition immédiate. M. Tatsumi affirme que tu l’as
agressé, et il est sérieusement amoché.
– Il va
bien ?, s’inquiéta Shun.
– Oh, il
s’en remettra. »
Shun
soupira de soulagement. Le professeur se retourna vers Ikki :
« Alors Ikki, tu me suis ?
– Mais
Monsieur, c’est moi qui ai frappé M. Tatsumi..., protesta Shun.
– Mais bien
sûr Shun, rit le professeur. Ikki ? »
Le
dénommé se redressa, un visage déconcerté dirigé sur son frère. Shun le regarda
d’un air inquiet. Ikki se força à sourire et se retourna pour sortir de la
pièce. Son dos se mouilla de la giboulée des yeux de Shun qui s’était collé à
lui, et quand la porte se referma derrière lui, il sentit la tempête envahir la
chambre.
Non, Shun n’était plus
fragile, songea-t-il en entendant le véritable orage gronder à l’extérieur.
Mais il avait paradoxalement encore plus besoin de lui, réalisa-t-il le cœur
serré. Le tonnerre déchira son âme.
Suite -> Chapitre 8
Suite -> Chapitre 8
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire