Chapitre 9 : Hyôga
Les
couloirs aimaient résonner de rumeurs, vibrer sous le bouche à oreille. Une
main sur la peinture blanche, il sentait les ouï-dire trembler sous ses doigts,
alors qu’il descendait les marches. Leurs frémissements sourds lui parlaient
des racontars qu’on n’aimait pas lui faire partager, le renseignaient sur ce
qu’on murmurait dans son dos. L’inquiétude actuelle avait cessé d’être frivole
et se penchait sur l’avenir des jeunes gens. Qu’allait-on faire d’eux, où
voulait-on les envoyer ? Les idées les plus folles circulaient, et un
mélange de panique et d’excitation avait commencé à s’engouffrer sur la brise
de fin d’automne.
Il
jeta un coup d’œil sur la salle commune, remplie d’adolescents babillant. Un
garçon près de la porte rit : « Oh non, les chœurs de l’Armée Rouge
nous envahissent ! » Hyôga plissa les yeux en reculant, il n’avait
aucune envie de recommencer à se battre. Un ricanement aigu salua son retrait
mais il s’en moquait. Le tapis fixé à la va-vite pour protéger le sol happa son
regard, l’entraînant à le suivre plus loin dans le manoir. Il se laissa emporter
par le lin brun, suivant les taches de milliers de pas.
On
était dimanche, et ils avaient quartier libre, Hyôga avait tenté d’entraîner
Shun en promenade, mais ce dernier voulait juste lire dans sa chambre sans
bouger. En marmonnant, Hyôga l’avait laissé, baladant son mal-être dans le
bâtiment. Les températures avaient fraîchi, devenant enfin agréables pour lui,
froid délicat sur sa peau pâle. Le ciel était d’un bleu pur, l’appelant.
Souriant au soleil, il quitta le manoir.
L’herbe
s’était raréfiée, vert jaunâtre laissant entrevoir l’humus brun, et les
emplacements de fleurs cachaient leur vide à l’ombre des buissons. Les érables
s’étaient dénudés et une moquette de feuilles rougissait le sol. Grattant la
terre, Ikki était armé d’un râteau et rassemblait les feuilles en tas
flamboyant autour de lui. Hyôga s’arrêta, il n’avait pas prévu de rencontrer le
jeune homme. Il ne savait jamais comment le prendre, si doux avec son frère, si
hostile avec les autres. Hyôga plongea les mains dans les poches de son jean et
attendit qu’Ikki le remarque. Ce dernier se redressa après un juron, transperça
le jeune homme blond de son regard d’un bleu sombre.
« Où
est Shun ? », furent ses seuls mots.
Hyôga
inclina la tête, interloqué.
« Je
n’en ai aucune idée, je ne suis pas sa nounou, mentit-il.
– Hyôga, je
croyais que quand je n’étais pas là, tu étais avec lui, gronda Ikki, je te
faisais confiance et…
– Bon sang
Ikki, laisse-le grandir ! Il a onze ans, plus quatre !
– Je
sais… »
Ikki
s’était arrêté, le râteau plongé dans le sol, les mains serrées sur le manche.
Sa tête penchée était dissimulée sous ses cheveux. Ses épaules tremblaient,
constata Hyôga, c’était léger, quasiment imperceptible, mais elles chevrotaient
légèrement.
« Où
est-il Hyôga ? », redemanda Ikki.
Le
jeune homme blond ouvrit la bouche, inhalant le souffle léger et froid du ciel.
« Il
est dans sa chambre, il lit », finit-il par soupirer.
Les
doigts d’Ikki se détendirent sur le manche.
« Nous
allons tous partir, tu sais Ikki…, poursuivait Hyôga. Il paraît qu’il y a des
lieux d’entraînement tout autour du globe. Beaucoup s’inquiètent du problème de
la langue, c’est pour ça qu’ils sont devenus assidus en anglais. Chacun ira
seul quelque part, seul, donc toi non plus tu ne pourras pas aller avec…
–
Tais-toi ! », l’interrompit Ikki.
Il
avait lâché le râteau et saisi le haut du polo de Hyôga.
« Ne parle pas de choses dont tu n’as
aucune idée. »
Son
regard était dur. Hyôga songea à protester, puis se ravisa, à quoi bon ?
Ikki desserra sa poigne, et ramassa son outil de jardinage. Sans un mot, il se
remit à la tâche, ne regardant plus son interlocuteur. Ses sentiments étouffés
flamboyaient entre les tas de feuilles écarlates, le léger courant d’air froid
n’était pas assez gelé pour le refroidir.
Hyôga
se détourna de cette scène pour une autre partie du jardin. Il avait assez à
faire avec ses problèmes, il ne voulait pas endosser ceux des autres. Laissant
ses cheveux frôler la brise menue, il pinça le fond de ses poches. Il se
laissait porter par le vent depuis près d’un an, et n’aimait pas ça. Une
étrange impression d’être manipulé démangeait le fond de ses pensées et lui
brouillait l’esprit. Le destin hein ? Sa mère lui en parlait parfois, lui
disait de se soumettre à la volonté de Dieu. Elle lui prenait les mains,
s’asseyait à côté de lui et lui parlait de sa foi. Ses longs cils ombraient
l’iris bleu comme le ciel polaire, adoucissaient le regard.
Quel
sourire faisait-elle alors ? Comment penchait-elle la tête ? Sa peau
était-elle chaude ou tiède ? Hyôga s’arrêta soudain, horrifié. Il oubliait.
Il oubliait tous ces détails qui le rattachaient à elle, toutes ces petites
choses qui la rendaient unique. L’odeur de son parfum, le creux de ses
fossettes, le bruissement de sa robe, le goût de ses gâteaux. Il oubliait.
Accroupi,
les mains sur les oreilles, il ouvrait les yeux sur le vide, se créant dans ses
souvenirs. Il ne voulait pas les perdre, il n’avait rien d’autre. Plantant ses
ongles courts dans ses mèches, il emmêla ses cheveux souples, que chaque nœud
lui rappelle une de ces infimes choses qui alimentaient son cœur. Il ferma les
yeux sur des larmes incontrôlées.
Quelqu’un
le secouait par l’épaule. Il ne savait plus depuis combien de temps il était
là, mais on l’avait découvert. Hyôga serra les dents de contrariété d’avoir été
démasqué en une position aussi compromettante. A sa gauche, le regard
imperturbable et sombre d’Ikki le décontenança. Le jeune homme brun portait son
râteau sur l’omoplate, le visage indéchiffrable. Hyôga se redressa, passa ses
mains sur son visage pour effacer toute trace de son embarras. Il replongea les
pouces dans ses poches.
« Rentrons », dit Ikki.
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