dimanche 10 juin 2012

L'amour ne suffit pas : chapitre 2


Chapitre 2 — Cascade de Lu Shan


            Les nuages les enrobaient en brume douce et humide. Ils se collaient à la forêt de bambous, se déchiraient sur les pins et se noyaient dans la chute d’eau. La cascade tombait en un bruit sourd, notes graves et continues. Le son berçait en arrière-plan toute la végétation, et les arbres se balançaient à son rythme constant.

            Elle essuya son front trempé sous le brouillard de sa manche gauche. De sa main droite elle serrait l’anse d’un panier rempli des pousses qu’elle comptait cuisiner. Aspirant l’air moite elle retourna vers leur maison. Les dalles de pierre du chemin descendaient en petites marches de pierre, et elle avançait prudemment, ses chaussons s’agrippant sur le sol humide.
            Elle entendait au loin le maître hausser la voix vers la cascade. Ce dernier semblait avoir retrouvé une énergie nouvelle avec son élève, et Shunrei était reconnaissante. Le vieux maître l’avait recueillie toute jeune et elle l’aimait comme un père adoptif. Elle l’avait vu se renfermer alors qu’elle grandissait. Il passait de plus en plus de temps devant la chute d’eau, semblant méditer. Elle l’entendait marmonner des mots qu’elle ne comprenait pas. Sanctuaire, Enfers… Peut-être était-il un de ces moines qui avaient des visions à travers la méditation, s’était-elle dit. Mais avec les ans, il restait de plus en plus souvent assis, sans bouger, les yeux fermés sur ses pensées, et Shunrei s’inquiétait.
            Puis Shiryû était arrivé. Il venait en espérant obtenir une armure sacrée. Le vieux maître en avait parfois parlé, à Shunrei mais elle n’avait pas tout compris. Elle en gardait juste l’impression d’un artefact sacré. Et c’était pour ce dernier, que le jeune garçon était donc venu.
            Il avait de longs cheveux noirs, qui s’évadaient sur son dos en végétation sauvage. Ses yeux étaient fins, avec de longs cils qui les assombrissaient, et son visage se refermait sur des lèvres pâles. Il ne ressemblait pas aux jeunes garçons des villages voisins. Shunrei avait incliné la tête de perplexité.
            Shiryû était devenu l’apprenti du vieux maître, et leur symbiose intriguait autant qu’elle plaisait à la jeune fille. Elle avait regardé le renouveau de son foyer en souriant, alors que les choses se réorganisaient. Shiryû semblait être un élève modèle, et le vieux maître s’était surpris à rire. Oui, les choses semblaient aller mieux.

            Shunrei posa ses pousses dans une passoire, et les rinça. Un mécanisme amenait une partie de l’eau de la chute dans leur demeure. Elle était pure, douce, avec un goût de nuage. Des vingt-deux cascades de Lu Shan, la leur était réputée pour ses bienfaits. On racontait qu’un esprit taquin s’était établi près d’elle, et qu’il salait l’eau de ses pouvoirs. D’aucuns disaient même l’avoir vu. Il était petit et ricanait si on l’approchait de trop près. Puis il disparaissait en un éclair doré.
            Shunrei ne croyait pas à ses histoires, mais les villageois voisins l’appelaient "la fille du lutin". Ils la traitaient avec un mélange d’appréhension et de respect. Elle vivait seule, près d’une chute magique, avec un ermite en quête de savoir. Elle était le visage souriant qui était envoyé vers eux, et si elle n’était que douceur, qui savait quel sorts elle cachait. Shunrei était habituée à ce traitement déférent. Vivre auprès du vieux maître lui avait appris des choses sans qu’elle ne s’en rende compte. Elle voyait parfois des auras autour des gens, suivait des courants énergétiques en balade. Mais ça s’arrêtait là, et elle n’avait pas cherché à approfondir.
            Shiryû ne connaissait pas ces histoires curieuses. Et il était plus bizarre qu’elles. Il était là pour développer ses pouvoirs étranges. Il se musclait en affrontant la chute d’eau, plongeant ses pieds dans l’eau fraîche, fendant sa résistance. Le vieux maître lui avait demandé d’inverser le courant, que la cascade remonte vers le ciel. Le vieux maître était assurément un plaisantin, pensait Shunrei, mais Shiryû l’avait écouté sérieusement et tentait, jour après jour, cet exploit impossible.

            Shunrei fit sauter un poisson de la rivière sur le feu. Du bout de ses baguettes, elle l’émiettait doucement à mesure qu’il cuisait.
  « Ca sent bon dis-moi ! », s’exclama une voix derrière son épaule.
            Shunrei sursauta mais sourit à son interlocuteur. Sa voix était de plus en plus grave, elle ressemblait à l’écho bas de la cascade.
  « Oh Shiryû !, répondit-elle d’une voix flûtée. Vous avez fini de vous entraîner ?
  – Pour ce matin du moins. »
            Elle jeta un œil à l’avancée rocheuse près de la chute d’eau. Le vieux maître avait fermé les yeux, et semblait pensif.
  « Que fait-il ? », chuchota-t-elle.
            Shiryû haussa les épaules.
  « Je ne sais pas, murmura-t-il. Il s’est arrêté soudain, et m’a dit avoir une tâche urgente. Mais je ne comprends pas trop laquelle… »
            Shunrei leva les yeux vers Shiryû et gloussa :
  « En tout cas, cela t’arrange, n’est-ce pas Shiryû ? En pause plus tôt que prévu ! »
            Shiryû ouvrit la bouche de surprise avant de l’étirer dans un rire :
  « Oui, en effet, on peut voir les choses comme ça ! »
            Ils se regardèrent en un silence court et se remirent à pouffer de plus belle.
  « Laisse-moi t’aider pour le repas, que puis-je faire ? », proposa soudain Shiryû.
            Shunrei lui prescrivit plusieurs choses, et il s’exécuta.

            Il ne se comportait pas avec elle comme les jeunes hommes du voisinage. Elle n’était pas un être magique vivant avec un ermite dans un coin ensorcelé. Elle était une jeune fille qui vivait avec son maître dans un coin de nature calligraphié. Il la traitait en égale, et non en créature mystique, et elle appréciait ce comportement naturel.
            Il avait enfilé une chemise mao sans manches et ses cheveux humides laissaient une trace mouillée sur ses bras. Un léger scintillement trempé sur ses muscles secs, une trace lumineuse le long des courbes fermes. Shunrei le surveillait distraitement du coin de l’œil, alors qu’il préparait la table. Elle boula le riz dans des bols avant de les lui tendre mécaniquement. Elle mélangea le poisson et les légumes, assaisonna. Elle s’apprêtait à poser le plat au centre de la table quand elle y vit un bouquet. Les fleurs étaient petites et rouges, avec des étamines blondes. Elles avaient été rassemblée en gerbe maladroite, et certaines, plus longues, dépassaient de la masse, tandis que d’autres frôlaient le verre. Shunrei tourna un air interrogateur vers Shiryû.
  « J’ai pensé que ça te ferait plaisir… », bredouilla-t-il en rougissant.
            Shunrei sourit.


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